Se peut que vous l'appreniez ici, vu que les gazettes semblent dans l'ensemble peu empressées à y voir matière à nouvelle (Chantal Guy, évidemment, a écrit un papier substantiel, mais pour le trouver sur La Presse en ligne, faut chercher en chien: pas vous autres, craignez rien, le Big Dog vous le refile
ici): Victor-Lévy Beaulieu a remporté hier le prix Gilles-Corbeil. Kessé ça? Oh, pas grand chose, presque rien, seulement le prix littéraire le plus richement doté en Amérique. 100 000$. Pas de quoi bousculer l'agenda du téléjournal.
Il m'a écrit vendredi. Je serai en ville lundi, on pourrait se voir. On m'a invité à la remise du Prix, j'ai répondu que j'y assisterais avec plaisir...
Ben oui. Lévy, on n'a qu'à l'inviter à une remise de Prix à Montréal, un lancement, un vernissage, une inauguration de centre d'achats, et il viendra, comme ça, c'est son genre, genre. NOT!
Quitter Trois-Pistoles, crisse, il lui en faut gros pour s'y résoudre. Quand je dis gros, c'est gros: il informe régulièrement au dernier moment qu'il ne sera pas présent à un événement qui dépend de lui et organisé autour de lui et annoncé depuis longtemps sur sa confirmation. Parlez-en aux deux cents personnes qui l'attendaient chez Renaud-Bray pour assister au débat qu'il avait suscité, parlez-en aux deux autres personnes sur scène qui devaient débattre avec lui, héhé.
Il a fait le coup au Salon du Livre de Québec (cette fois-là, il pouvait pas laisser ses moutons seuls), il l'a fait souvent partout, moi j'en ris en complice et ami depuis que j'ai cessé de m'en vexer, héhé, mais bon, ce qui est vraiment vexant, c'est que personne n'a l'air d'avoir pigé un pattern, là. On préfère penser qu'on connaît VLB, un ours imprévisible capable de toutes les colères impolies, un sauvage, un fouteur de merde qui mange avec les doigts et se torche la barbe avec la nappe du dimanche. Pas important qu'il soit rigoureusement impossible de trouver nulle part le moindre incident, le plus infime fait anecdotique à l'appui de cette idée reçue, ni sur le net, ni nulle part. Certainement pas depuis qu'il a cessé de boire, et ça fait très longtemps, et ses quelques légendaires colères datent de bien avant, du temps de Montréal, là où se bâtit la légende, pour le meilleur d'abord mais toujours pour le pire pour finir: qui était là pour s'en rappeler qui vit toujours? Y aurait Turgeon, y aurait Godbout, y aurait qui d'autre des débuts, quels journalistes, y aurait Martel y aurait Marcotte y aurait pas ben d'autre monde que ça, pas tant qu'il soit si vieux, seulement paskils étaient tout seuls, à cette époque, à écrire vraiment... Lévy, dans le texte que je vais vous relayer, évoque Ducharme. Aurais-je oublié Ducharme dans ma short list ci-haut? Fuck no. Simplement, j'ai tenu à n'énumérer que des gens qui y étaient et, je le répète, qui vivent toujours: Réjean Ducharme ne pouvait y être, et il est mort depuis vingt ans. Chu même pas sûr que VLB le sache, ça.
Le texte qui vient, c'est celui qu'il a livré hier après réception du Prix. Un très beau, très sincère, très doux et tendre texte. VLB est tendre, sincère et doux, il l'a toujours été, cette barbe sert à le protéger, l'alcool servait à le protéger, à lui donner de quoi rugir et repousser les assauts incessants des petits des méchants des insignifiants, comme une torche tient les loups et les hyènes et les rats hors du périmètre de campement.
Il sait plus trop pourquoi il a décidé d'être écrivain à quatorze ans. Il sait cependant que moi, quand j'ai pris la même décision au même âge (suivie d'action, de résultats et toujours inaltérée trente-trois ans plus tard), c'était grâce et à cause de lui: 1978, première des trois saisons de
Race de Monde à Radio-Canada, Abel Beauchemin, tout mon destin tenait déjà dans le générique du début, une main traçant au stylo-feutre des mots en lettres carrées dans un cahier ligné et une bouteille de
St. Leger juste à côté. La plupart des gens qui entreprennent d'être écrivains partent avec aussi peu: une image, un fantasme. C'est pourquoi la plupart sont déçus tôt ou tard, et que quasiment aucun ne devient écrivain. Si ma décision n'avait tenu qu'au seul téléroman de VLB, je serais probablement devenu flic ou avocat en début de vingtaine. Faut plus, beaucoup plus qu'un fantasme pour soutenir une vie vouée à écrire. Et c'est découvrir l'auteur du téléroman et son oeuvre et surtout avant tout et en tout et partout sa conception de l'Oeuvre, du Grand Roman, de l'absolu littéraire comme honorable et valable échine d'une vie, c'est ça que je lui dois, et je suis content qu'il le sache, ce grand vieux Joual Féral dont on ne fera jamais une ganache de son vivant, ni de la colle après sa mort, et oui je sais que féral est un anglicisme, mais quand les Français comprendront qu'on traduit pas un mot comme ça qui signifie sauvage par un mot comme
marron, je voudrai bien coopérer. Tas de ploucs.
JE CRIE, J’ÉCRIS, JE DÉCRIS
Je ne suis pas accoutumé à me retrouver devant l’une de mes grandes feuilles de notaire, mon stylo feutre à la main, pointé vers le ciel plutôt que vers le papier. C’est que je ne trouve pas quoi dire, surtout pas pourquoi, à l’âge de 14 ans, j’ai décidé que je serais écrivain. Peut-être est-ce au fond très simple : je n’ai pas eu à choisir, puisqu’on n’écrit pas par choix, mais parce qu’on n’a pas le choix.
Rien ne me destinait à l’écriture : je suis le sixième d’une famille de treize enfants, pour laquelle la simple survie exigeait tant de labeur que toute son énergie vitale y passait. Le seul livre de mon enfance dont j’ai gardé mémoire est la première édition des Poésies d’Émile Nelligan qui trônait, solitaire, sur le piano chez mes grands-parents paternels. Pourquoi cet ouvrage était-il là et pourquoi ma grand-mère mettait-elle entre les pages ces coupures de journaux dans lesquelles il était question du poète? Parce que la mère de Nelligan, née Hudon dit Beaulieu, était apparentée à notre famille et qu’on compatissait au chagrin qu’elle avait éprouvé quand on dut interner son fils. Seule ma grand-mère avait le droit de prendre et d’ouvrir l’ouvrage de Nelligan. L’a-t-elle lu? Je suis certain que non. Et pourquoi ne l’a-t-elle pas fait? Parce que c’est en écrivant que Nelligan était devenu fou et que cette maladie-là, comme tant d’autres, pouvait être contagieuse. Même sans lire ou écrire, certains membres de notre famille ne vacillaient-ils pas sur leurs pieds et ne risquaient-ils pas de passer, furieusement, de l’autre côté du miroir?
Je commençai à lire à mon adolescence quand, laissant le petit village de Saint-Jean-de-Dieu derrière nous, nous nous retrouvâmes, ma famille et moi, à Morial Mort. Je n’ai pas besoin d’expliquer pourquoi je lus d’abord la poésie québécoise avant de découvrir Léo-Paul Desrosiers, Félix Leclerc, Yves Thériault et Jacques Ferron. J’aurais bien aimé devenir poète, je m’y suis essayé, mais en vain : comme l’a si bien dit Miron le Magnifique, il n’y a pas de poème quand celui-ci n’est pas l’objet d’une seule idée, d’une seule métaphore. Je n’étais pas de ce côté-là des choses : les poèmes que j’écrivais, alors que j’avais quatorze ans, faisaient deux cents pages! Aucune idée poétique, aucune métaphore poétique ne peut avoir deux cents pages!
Mais dans un roman, tout cela est possible. Je l’ai compris en lisant Les Misérables et Les travailleurs de la mer de Victor Hugo. Je me souviens de ce que ma mère me disait quand je déballais les gros ouvrages du bonhomme Hugo sur la table de la cuisine : « Si tu lis toutes ces folleries-là, tu vas finir tes jours à Saint-Jean-de-Dieu! » Je répondais alors à ma mère : « Lequel, Mam? Le Saint-Jean-de-Dieu qui est un asile dans le bout de l’île du Grand Morial ou l’autre, ce petit village du Bas-du-Fleuve où tu es née? »
Quand je fus atteint par la poliomyélite à l’âge de dix-neuf ans, dans la partie gauche de mon corps, celle avec laquelle j’écrivais, mes parents auraient voulu que je voie cela comme un avertissement que le ciel m’envoyait. J’y vis plutôt le signe que je devais me consacrer totalement à l’écriture. On ne savait pas en ce temps qu’elles pouvaient être, à long terme, les conséquences de cette maladie, sauf qu’elle risquait de vous clouer à un fauteuil roulant, et dépouillé de toute énergie vitale, une fois le cap de la quarantaine dépassé.
J’ai donc vécu avec cette angoisse-là tout le temps de ma jeunesse, ce qui m’a imposé ce sentiment d’urgence qu’il me fallait tout dire, et le plus rapidement possible, avant que ne s’effondre mon énergie vitale. Et j’en avais beaucoup à crier, à écrire, à décrire, bien davantage que je ne le pensais moi-même. Par ailleurs, j’ai toujours cru que pour réussir dans quoi que ce soit, il faut d’abord naître sous une bonne étoile. Je suis venu au monde le jour même de la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand Américains et Japonais ont mis bas les armes, ce 2 septembre 1945, à 7 h 43 précisément. J’imagine le soulagement que cela a dû être pour ma mère et pour mon père d’entendre à la radio une telle nouvelle tandis que je poussais mes premiers cris. Bien sûr, nous resterions pauvres, mais l’est-on vraiment et absolument quand la paix, si improbable, redevient réalité?
Mon enfance, je l’ai traversée comme on la traverse quand on est né sous une bonne étoile, au milieu d’une nombreuse famille pour laquelle le Québec était son pays depuis 1637. Cette famille-là me donna 276 cousines et cousins. C’était dans un monde tricoté serré, du genre de celui que porte la mémoire profonde des choses. Et les gens de ma famille avaient une mémoire phénoménale et j’ai eu ce grand privilège d’en hériter. Je n’avais pas besoin d’apprendre, puisque ça se savait déjà; je n’avais pas besoin de retenir, puisque ça se détenait déjà.
Je n’ai donc pas de mérite à avoir écrit autant : c’était simplement là, au cœur de la mémoire familiale, et ça ne demandait qu’à surgir. Il en est des écrivains comme des cours d’eau : il y a des ruisseaux, des rivières, des lacs, des fleuves et des océans. Pas plus que les cours d’eau ne choisissent la nature de ce qu’ils sont, les écrivains ne choisissent la nature de leur écriture : ça s’écrit ainsi parce que ça ne peut pas s’écrire autrement.
Jacques Ferron m’a appris que nous venons tous d’un bout de rang, d’une petite rue, d’un semblant de village, d’une ville qui est parfois même une métropole, d’une province et, quand tout cela se lie et se relie, d’un pays. Toujours parce que je suis né sous une bonne étoile, j’ai vécu là où tous les Québécois ont vécu, de l’arrière-pays abandonné à lui-même au cœur d’un Grand Morial en effervescence. J’ai aussi voyagé, dans la réalité de pays que je voulais connaître, dans l’imaginaire de pays que je n’étais pas en mesure de connaître. Les oblats missionnaires de ma famille m’ont initié à l’Afrique et à la Papouasie, les sœurs missionnaires de ma famille m’ont initié à l’Amérique du Sud, les tantes et les oncles aubergistes de ma famille m’ont initié à l’Irlande, à l’Écosse et à la Bretagne, les migrants de ma famille m’ont initié à l’Ouest canadien, à la Nouvelle-Angleterre, au Colorado et à la Louisiane.
Vous comprendrez que venant d’une telle famille, je n’ai jamais compris qu’on ait pu parler du temps de mes ancêtres, du temps de ma mère et de mon père, du temps de mon enfance et de celui de mon adolescence, comme étant ceux de l’enfermement, pour ne pas dire ceux de la Grande Noirceur. S’il n’y avait pas eu dans ma famille cette curiosité par-devers l’étranger, curiosité qu’on a su me transmettre, croyez-vous que j’aurais été autant fasciné par Victor Hugo, Jack Kérouac, Herman Melville, Léon Tolstoï, James Joyce et, maintenant, Friedrich Nietzsche? À l’origine de tout pays, le cannibalisme est une nécessité, comme l’enseigne ce dieu grec que fut Dionysos. En dévorant les autres, on se les approprie, on élargit le champ de sa conscience qui, seule, est en mesure d’apporter une plus grande beauté au monde dans lequel on vit.
Cette plus grande beauté-là, c’est par le langage qu’elle s’exprime dans toute sa puissance. Réjean Ducharme nous en a fait la démonstration exemplaire. Pour ma part, je n’ai jamais cessé de croire que la langue québécoise est d’une grande richesse, qu’elle a son propre génie, sa propre sonorité et sa propre musique, et qu’il est de la responsabilité de l’écrivain de la bellement faire chanter et danser. Je n’aurais contribué par mon écriture qu’à lui ajouter quelques notes manquantes que je n’aurais aucun regret à avoir écrit les cinquante mille pages qui sont venus de ma main gauche et de mon stylo feutre bleu depuis cinquante ans.
Quand je suis né en 1945, nous étions deux millions et demi de Québécois. Aujourd’hui, nous sommes presque trois fois plus nombreux. Quand je suis né en 1945, la population mondiale était d’un peu plus de deux milliards d’individus. Aujourd’hui, la race humaine est de sept milliards de femmes, d’hommes et d’enfants. Nous savons moins que jamais de quoi sera fait l’avenir et s’il y aura même un avenir. Si je ne cesse pas d’écrire, c’est que je ne crois pas à l’éternité de l’enfer, pas davantage pour le monde en général que pour le Québec en particulier. La vie a plus d’un tour dans son sac, sa volonté de puissance va bien au-delà de tout ce que, comme individu et comme écrivain, je pourrais bien imaginer. À l’âge de quatorze ans, j’ai dit oui à la vie, celle du monde en général et celle du Québec en particulier. Pour changer les choses, pour leur redonner leur beauté manquante, il faut d’abord savoir dire oui à cette vie dont les racines pleines de sève ne demandent qu’à devenir l’arbre sacré de ce très grand poète que fut Paul-Marie Lapointe – cet arbre sacré qui porte ces pommes d’or qu’au Québec, comme partout dans le monde, on appelle liberté, égalité et fraternité.