Cela serait vain, et vague, mais tenter malgré tout d'évoquer ce que j'éprouve avec les mots qu'il faut pour le véhiculer au mieux, ça ressemblerait à un croquis sur le vif, un cliché relevant de la radiographie, cela rassemblerait peu de mots et en exclurait cent. Il y serait question de peine et de stupéfaction, de spleen sourd, de mélancolie recueillie, des sentiments silencieux traversés de pensées surgissant comme des soupirs et que je renonce à démêler ce matin après trois heures d'essais stériles, l'expérience absolument sans précédent pour moi du langage impuissant, insuffisant, défaillant au moment de décrire ce que m'inspire le si triste suicide de Nelly hier soir. Je vais donc attendre à plus tard, quelques heures ou quelques jours, me bornant pour l'instant à ces quelques considérations. D'abord, je songe qu'elle aura sûrement laissé du texte éclairant son geste, car ainsi sont les écrivains. Ensuite, je ne peux chasser cette impression qu'elle redoutait vraiment le vieillissement davantage que la mort, ainsi qu'elle l'exprimait souvent, sous diverses formes allant du subtil subliminal allusif impliqué découlant incident imagé langagier fabriqué dans le but de toucher soit le coeur soit l'esprit de cet autrui lecteur en laissant derrière soi la trace d'un passage, au plus austère et clair énoncé qui annonce ou défonce ou dénonce ou enfonce et qui a pour objet prosaïque épuré de livrer à autrui un message reçu net et nu dans l'esprit qu'il est conçu sans interprétation fantasme ambiguïté second degré sans marge et sans équivoque et sans poésie et sans grille, elle y pensait et l'écrivait et le disait et elle l'a fait, elle a tranché, elle a choisi, elle a fini le manuscrit du roman de sa vie, révisé les épreuves et gravé le récit dans la pierre du temps, irrémédiable, incorrigible, inaltérable, impitoyable dans sa marche unidirectionnelle, suivant son vecteur comme un requin nage en ligne droite la gueule béante avalant tout sur son chemin et aussi incapable de dévier qu'un ours de dévaler une pente sur deux pattes, le temps marchant comme un nazi décérébré moitié monstre et moitié zombie, le temps marchant en métronome avec en guise de pas de l'oie l'horlogerie de l'univers, le lien causal, toujours la cause avant l'effet sans possible dérogation, sans rewind, sans pardon, sans seconde chance, sans retour ni recul, sans espoir pour Superman d'inverser la rotation de la Terre et sauver Lois Lane, le temps comme un Dieu machinal amnésique, inconscient de notre existence et nous écrasant dans nos limites, interdisant à Nelly ou Dédé de modifier une seule virgule à leurs histoires après le point final, pour l'éternité bête absurde et glacée, ça m'emplit d'une indicible désolation, d'une indicible désolation, d'une indicible désolation...
Il est troublant de constater la quasi-similarité des témoignages diffusés partout depuis tôt ce matin peu avant l'aube. Tous précisent avec franchise ne pouvoir se considérer comme des intimes de Nelly, et tous évoquent son mystère.
Dans les jours à venir, il est à prévoir que certains pans de ce mystère vont tour à tour se dissiper. J'espère que ceux dont le métier est d'informer ne seront pas trop pressés d'écumer, citer, spéculer et répéter. Nelly Arcan n'était pas que le nom de plume d'Isabelle Fortier, c'était une fiction devenue réalité, un chemin vers la liberté qui s'est mué en piège et refermé, la moitié d'une dualité. Isabelle et Nelly allaient jusqu'à ne pas partager la même date de naissance. Le dernier article de Nelly, destiné au ICI d'aujourd'hui et qui n'a pas paru, évoquait semble-t-il une envie de maternité, inouïe comme ses lecteurs le savent. Depuis ce matin, j'ai prévu de clore ceci par le souhait que Nelly soit partie dans la paix d'une victoire et pas la détresse d'un échec, je veux croire que oui et l'imaginer en Venus Victrix, elle qui à la toute fin a aussi pu se concevoir en Venus Genitrix...
(...) pendant que tu te bats pour que justice soit faite, je cours les boutiques et les chirurgiens car il ne sert à rien d'avoir du courage lorsqu'on est vieille, et puis la jeunesse demande tellement de temps, toute une vie à s'hydrater la peau et à se maquiller, à se faire grossir les seins et les lèvres et encore les seins parce qu'ils n'étaient pas encore assez gros, à surveiller son tour de taille et à teindre ses cheveux blancs en blond, à se faire brûler le visage pour effacer les rides, à se brûler les jambes pour que disparaissent les varices, enfin se brûler tout entière pour que ne se voient plus les marques de la vie, pour vivre hors du temps et du monde, vivre morte comme une vraie poupée de magazine en maillot de bain, comme Michael Jackson dans la solitude de sa peau blanche, enfin mourir de n'être jamais tout à fait blanc, tout à fait blonde.
Putain, roman, Nelly Arcan.
Paris, Le Seuil, 2001.
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12 commentaires:
Je pensais que tu lisais pas tes contemporains, Christian.
Tu touches, là, à tout ce qui, je pense, est vrai, considérant "l'événement qui vient de se produire". C'est vrai, c'est beau, et c'est d'une tristesse sans nom.
Ça prenait une tragédie pour te remettre à écrire, ici.
De gros frissons sur ma peau, le sang qui me glace à lire ton texte et l'extrait de Nelly Arcan. Depuis ce matin que je l'attendais, ton texte. Merci.
La yeule en point d'interrogation
R.i.p.
Merci pour ce crisse de texte, Mistral.
Nelly a tenté sans doute et sans détours de parler de sa peine et de la peine qu'elle avait à vivre le monde tel qu'il est, je marche à tâtons et pourtant c'est étrange sans jamais l'avoir lu ni même connaître son existence je me sens interpellée et touchée, sans doute parce que les mots et les gestes de tout à chacun quand ils sont de cette nature du profond de l'humain me transperce.
Je ne suis pas intime ni à même de mesurer le mystère de cette femme, mais de mesurer dans tes mots en retenue toute la violence me la rende intime.
Comme quoi, tout altruiste qu'on se nomme, on reste foncièrement et viscéralement ramené à soi-même.
Tout cela est si absurde si désolant si si et si encore que parfois jeme demande bien d'où nous vient cette énergie de vivre.
Oui, elle a sans doute transcendé son envie de donner vie, et bien possible que cela se fasse; Le prix à payer est lourd et sans appel...
Je ne connaissais pas Nelly avant ce jour, mais je m'en sens proche..
Et plus encore parfois la mort semble être la seule et l'unique solution, pour exister pour exprimer pour se sentir vivre, paradoxal mais réel.
Quel sorte de courage faut-il donc avoir pour ainsi mettre en acte cette liberté que l'on défend.
Merci Christian.
Christine
C'est triste...
Moi qui trouvais Nelly Arcan trop contradictoire pour respecter son travail (d'un côté elle déénonçait la dictature de l'image, en quelque sorte, et de l'autre elle se présentait le plus sérieusement du monde sous le jour d'une parfaite poupée gonflable et effectivement gonflée), je comprends maintenant que ses obsessions étaient sincères, et il aura fallu son suicide pour me le faire réaliser.
Artistes, écrivains, please: don't fucking kill yourselves. There must be another way!
Kiss, Christine...
Je crois, Stéphane, que c'est à la fois bien plus simple et bien plus compliqué. Me suis pas couché depuis mercredi, tout entier absorbé par une épiphanie: le puzzle Nelly en morceaux dans sa boîte, sur la pile de jigsaw sets de tous les autres écrivains dans un coin du grenier de mon esprit où il ramassait la poussière entre les rares fois où j'y monte aérer ou faire la chasse aux mulots, ces morceaux paradoxaux qui ne semblaient pas appartenir à la même image ni par lea couleurs ni par les volumes, ils s'assemblent tout seuls un à un depuis hier et un portrait cohérent s'étoffe, se texture, même si je suis pas sûr encore, mais si j'ai raison ça devrait ressembler à du pointillisme binaire...
Une somme de plein de contradictions?
Elle évoquait une envie de maternité le 11 septembre...
http://www.24hmontreal.canoe.ca/24hmontreal/icichroniques/nellyarcan/archives/2009/09/20090911-134026.html
Pour ma part, je suis profondément consterné, la nouvelle m’a fait l’effet d’un coup de canon sur la gueule, j’ai cru que ma raison était écartelé par quatre chevaux venus tout droit des landes d’Hadès. Quelle consternation que tous ces écrivains québécois rattrapés par le suicide (je pense surtout à Claude Gauvreau et à Hubert Aquin) et ce malgré des années de lutte acharnée, de poings levés vers le ciel, de vocifération obstinée face à la tempête qui sévit derrière eux et les pousse lentement mais surement vers un précipice dont les lèvres rocheuses tentent de leur donner le baiser de la mort prématurément. L’abyme devient un leurre trop réconfortant à ce moment… Me sentant totalement incapable d’écrire quoi que ce soit au sujet de Nelly Arcan, ne l’ayant d’ailleurs jamais rencontré – ce détail rendant l’exercice un peu plus ardu – j’ai empoigné une toile vierge et j’ai tenté de lui rendre hommage comme je le pouvais.
Mac: à travers tout ça, j'ai reçu ton comm seulement tantôt, et l'ai bien sûr publié illico, mais tu savais sans doute que je songeais à toi (à travers tout ça, à travers tout ça...) pis merci, merci.
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