13.9.09

De Brevitate vitæ (extrait): Pour Barbe, Blue et puis aussi pour vous. Mais pas de moi.


De ce vieux Sénèque le Jeune, pas si con que ça...

Les gens affairés ne savent pas vivre. Il est vrai qu'il n'est pas de science plus difficile. Ceux qui enseignent toutes les autres sont nombreux partout ; on a vu des enfants les apprendre si bien qu'ils étaient capables de les enseigner à leur tour. Mais il faut apprendre à vivre tout au long de sa vie, et, ce qui peut-être t'étonnera davantage, il faut, sa vie durant, apprendre à mourir. Nombreux sont les hommes de très haute valeur qui ont écarté tous les obstacles en renonçant aux richesses, aux fonctions, aux voluptés, pour travailler jusqu'à l'extrême limite de leur vie à acquérir cette seule connaissance : comment vivre ? Pourtant, plusieurs d'entre eux ont avoué qu'en quittant la vie ils ne le savaient pas encore.

Ne va donc pas croire que des cheveux blancs et des rides prouvent qu'un homme a
longtemps vécu : il n'a pas longtemps vécu, il a longtemps été. Quoi, te diras-tu qu'un homme a beaucoup navigué parce qu'une violente tempête l'a surpris à la sortie du port, l'a porté cà et là dans la tourmente furieuse de vents différents et promené en cercle sur la même étendue de mer ? Il n'a pas beaucoup navigué : il a seulement été beaucoup ballotté.

Et peut-il y avoir quelque chose de plus insensé que les idées de ceux qui se vantent d'être prévoyants ? Ils sont encore plus laborieusement occupés ! Afin de pouvoir mieux vivre, ils dépensent leur vie à l'organiser. Ils forment des projets à très long terme ; or, le plus grand gaspillage de la vie, c'est l'ajournement : car il nous fait refuser les jours qui s'offrent maintenant et nous dérobe le présent en nous promettant l'avenir. Le plus grand obstacle à la vie est l'attente, qui espère demain et néglige aujourd'hui. C'est de ce qui est entre les mains de la fortune que tu veux disposer, alors que tu lâches ce qui est entre les tiennes. Où regardes-tu ? Vers quel lointain vont tes pensées ? Tout ce qui est censé arriver relève de l'incertain : vis tout de suite.

Les plus grands bonheurs sont inquiets... car tout ce qui vient du hasard est instable... Elle est donc forcément bien malheureuse, et non pas seulement brève, la vie de ceux qui acquièrent à grand-peine ce qu'ils auront encore plus de peine à conserver. C'est laborieusement qu'ils obtiennent ce qu'il désirent ; c'est dans l'anxiété qu'ils protègent ce qu'ils ont obtenu. Pourtant, ils ne prennent pas en compte le temps qui jamais plus ne reviendra : de nouvelles occupations se substituent aux anciennes, l'espoir suscite l'espoir et l'ambition, l'ambition. On ne cherche pas la fin de ses misères, on en change le sujet...

Quant aux loisirs, il serait trop long de passer en revue, un par un, ceux dont la vie s'est consumée à jouer aux échecs ou à la paume, ou à se faire dorer au soleil. Ils ne profitent pas d'un loisir, ceux dont les plaisirs sont la grande affaire. Quant à ceux qui sont plongés dans d'inutiles travaux d'érudition, nul ne mettra en doute qu'ils se donnent bien de la peine pour rien... Seuls mettent à profit un loisir ceux qui se vouent à la sagesse. lls sont les seuls à vivre, car ils ne se contentent pas de bien gérer leur existence mais y ajoutent tous les siècles.. Nous pensons que seuls consacrent leur temps à de véritables occupations ceux qui veulent avoir Zénon, Pythagore, Démocrite et tous les autres prêtres des valeurs suprêmes, Aristote, Théophraste, comme familiers de chaque jour. Aucun d'eux ne nous fera faux bond, aucun ne renverra son visiteur sans le rendre plus heureux, plus disposé à aimer, aucun ne le laissera partir les mains vides. Tout mortel peut aller les trouver la nuit comme le jour. Parmi eux, nul te forcera mais tous t'apprendront à mourir. Parmi eux, aucun ne dilapide tes années mais tous t'apportent les leurs. On a coutume de dire qu'il n'a pas été en notre pouvoir de choisir nos parents, que le hasard nous les a donnés : mais l'homme vertueux peut naître où il veut. Les esprits les plus nobles composent des familles. Choisis celle dont tu veux faire partie...

14 commentaires:

Blue a dit...

Christian, ce texte de Sénèque tombe à point nommé. Il est d'une telle justesse et d'une telle intensité.

"Vis tout de suite!"

Oui, oui et oui encore, parfois je me demande d'ailleurs comment cela se fait-il que je le sache et que de le mettre en pratique soit si difficile!
Qu'est ce qui me retient de vivre ce que j'ai à vivre que je veux vivre que je désire vivre?

"Choisir la famille dont tu veux faire partie..." Je suis très émue par ce texte, touchée au coeur.

Merci.

Mistral a dit...

Don't thank me. Thank that old fart, Sénèque le Jeune.

Blue a dit...

Merci Sénèque le Jeune.

Merci à toi de me donner le goût de le relire, le goût et l'envie.

Mistral a dit...

Relire mon cul. T'avais jamais lu ça avant. Je le sais. Tu le sais.

Ici, no bullshit, même pas pour les amis privilégiés, pigé?

Blue a dit...

Désolée de te décevoir mais je l'ai lu long time ago,..
Quand j'étais moins vieille!

Mistral a dit...

Pas vrai, maudite menteuse! Je t'en ai parlé l'an dernier pis c'est là que j'ai appris à quoi tu employais tes leçons de Latin! Je t'ai dit de pas venir me faire chier...

Gaétan Bouchard a dit...

Le plus grand stoïcien de tous, c'était Épictète. Les autres, bien qu'ils se soient sentis esclaves de leurs fonctions, n'étaient que de pâles imitateurs.

Évidemment, ça n'empêche pas d'apprécier Sénèque et ses enseignements, même si son élève le plus célèbre, Néron, n'était certainement pas un modèle de réussite...

Idem pour Marc-Aurèle: ça sent le remâché.

Finalement, pourquoi ne pas relire Les mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar, cette femme qui écrivait comme un homme, parce qu'elle caressait la muse mieux que le museau...

***

Bon texte de Sénèque cela dit.

Sacré Lucilius qui devait se taper tout ça!

Je l'imagine en train de recevoir les épîtres de Sénèque.

-Bon, v'là mon oncl' Seneca qui veut encore me farcir de conseils! Hostie qu'i' m'crisse pas la paix avec son bien vivre pis toutte le kit! Fuck! Veux juste avouère du fun moé! E'l'monde est corrompu que l'calice! Cultivons notre jardin saint-cibouère!

Mistral a dit...

On l'sait, que t'es cultivé, Butch, pour un habitant indien trifluvien; pas besoin de venir en remettre ici. Mais en l'occurence, c'est à son beau-père que l'homme s'adressait ici, et quant à Néron, il était fort bien instruit, juste mal éduqué: c'est la faute aux parents, surtout quand ta mère couche ek toé pour garder le pouvoir et qu'elle te prive des dix-sept duo-tangs réglementaires.

C'est vraiment pas le temps de venir m'achaler, maudit baptême.

Blue a dit...

Une femme qui écrit comme un homme ...
Une femme ne peut donc pas écrire comme une femme, muse et caressante du museau?

Yvan a dit...

Quelle belle lecture.
J'ai un peu le choix par
mon environnement et mon
éducation.
Choisir comment vivre et/ou
mourir puisque c'est là mon
ultime destination.
Me figurer,expérimenter par
imagination l'instant même
de ma mort; voir ce dont
il s'agit ne serait-ce
qu'un instant,
si jamais j'ose le faire.
(Chaque fois que j'ai essayé
j'ai été pris d'un vertige
primaire qui m'a interdit
de voir plus loin par instinct
suprême du vivant en moi)

Faire la soustraction
de l'amour que j'ai donné
versus celui que j'ai reçu
en espérant parfois naïvement
que le premier fut supérieur,
au moment de n'importe lequel
bilan.
Choisir mon camp malgré
celui qui me fut imposé
par expérience à travers
le temps.

Texte essentiel qui définit,
questionne et redéfinit
au besoin l'humain en moi.
À lire et relire en ce
qui me concerne.

Blue a dit...

Itou.

Anonyme a dit...

Voilà une belle découverte pour moi..

Je reviendrai lire ce texte pour tout en saisir le sens.

Mais étant donné que j'assimile bien l'essentiel, je vais attendre... Vois-tu, présentement, j'ai plutôt le goût d'aller faire l'amour à mon homme...

;)

Mistral a dit...

Life is short! Chpense que t'as saisi tout le sens, hihi.

Danger Ranger a dit...

Ça se peut-tu... Une autre agace qui va se brûler la pissette!

Merci pour ce texte; mes lectures ne vont pas naturellement vers les Anciens, grecs ou latins, mais cela va nourrir ma réflexion. En même temps que j'apprends à vivre, je me prépare déjà à mourir.