22.8.02

Comme si je risquais jamais de l'oublier, Sylvie Demers, la Liv des romans, me rappelle périodiquement et sans faire le moins du monde exprès pourquoi elle fut, reste et sera mon plus durable, mon plus inoxydable amour... Aujourd'hui, c'est par courrier électronique.



E-mail de Sylvie:



Objet: Synesthétique



Bonjour Christian,



Causant synesthésies, voici un extrait du texte «Richard Wagner et Tannhauser» de Charles Baudelaire dans lequel il commente brièvement les deux premières strophes de son poème «Correspondances». Le vers central «Les parfums, les couleurs et les sons se répondent» renvoie, entre autres, au vers final de ce sonnet qui «chante(nt) le transport de l’esprit et des sens».



Extrait du texte «Richard Wagner et Tannhauser» de Charles Baudelaire :



M'est-il permis à moi-même de raconter, de rendre avec des paroles la traduction inévitable que mon imagination fit du même morceau, lorsque je l'entendis pour la première fois, les yeux fermés, et que je me sentis pour ainsi dire enlevé de terre ? Je n'oserais certes pas parler avec complaisance de mes rêveries, s'il n'était pas utile de les joindre ici aux rêveries précédentes. Le lecteur sait quel but nous poursuivons : démontrer que la véritable musique suggère des idées analogues dans des cerveaux différents. D'ailleurs, il ne serait pas ridicule ici de raisonner a priori, sans analyse et sans comparaisons ; car ce qui serait vraiment surprenant, c'est que le son ne pût pas suggérer la couleur, que les couleurs ne pussent pas donner l'idée d'une mélodie, et que le son et la couleur fussent impropres à traduire des idées ; les choses s'étant toujours exprimées par une analogie réciproque, depuis le jour où Dieu a proféré le monde comme une complexe et indivisible totalité.



La nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L'homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers ?



Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.



(Correspondances)




La voilà, ma Sylvie, soucieuse de m'éviter les embarras qui suivraient certainement ma réinvention sous un autre nom d'une doctrine énoncée en premier par Chuck B il y a cent quarante ans. Surprenant que Kevin n'ait pas d'emblée fait ce lien: il mange du Chuck B au petit déjeûner, le connaît mieux que les asticots du cimetière Montparnasse qui se repaissent de la carcasse, et je plains le pauvre diable qui lui apprendra la mort du poète...



Richard Wagner et Tannhäuser à Paris, c'est le titre complet de cette étude, d'abord publiée dans la Revue européenne le 1er avril 1861 avant de paraître en plaquette au mois de mai suivant. À première vue, Chuck B et moi parlons bien de la même chose, et pourtant non. «Le lecteur sait», écrit-il, «quel but nous poursuivons : démontrer que la véritable musique suggère des idées analogues dans des cerveaux différents.» Ce n'est certes pas le but que je poursuis, ne serait-ce que parce que je ne crois pas que ce soit le cas. En fait, je sais d'expérience que c'est faux: un même stimuli ne produit pas le même effet chez chacun, l'effet est tributaire de cent facteurs extrinsèques au stimuli et l'artiste fera bien d'user son précieux temps à démontrer que la véritable musique suggère des sensations et/ou des idées dans des natures différentes, sans se soucier de l'analogie. Quelle répugnante pensée, d'ailleurs, que celle de susciter d'identiques réactions en diverses personnes. C'est un travail de prêtre et de politicien, pas de poète. La synesthétique dont nous nous amusons à définir les propriétés, qui n'est qu'un creuset utile pour cristalliser nos conceptions, cette chose, donc, ne vise qu'à déclencher avec de l'encre une réaction tant physique que réflexive, que l'artiste s'ingénie à prévoir et contrôler —par exemple, en supprimant la ponctuation sans prévenir sur six cents mots, en y substituant des rimes riches et régulières rythmant une métrique alexandrine subliminale, si bien que le lecteur halète et que son coeur bat plus vite et que son débit mental accélère, essayez vous verrez c'est marrant!



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