1.5.02

portrait d'Émile Nelligan

Hier soir, Mario débarque pour imprimer le texte qu'il destine à la revue Moebius. Kevin fournit le papier blanc, j'y vais d'une enveloppe et d'une lettre de présentation. L'imprimante appartient à Mario; on la garde ici pour lui épargner la tentation de la mettre au clou.



Un coup partis, on décide d'aller la livrer en personne, l'enveloppe. Les bureaux des Éditions Triptyque sont tout près. Il est aux alentours de vingt heures trente. En attendant l'ascenseur, je demande à Mario: «Dis, le matériel du Journal, tu crois que je vais pouvoir en faire quelque chose?»



«Bizarre que tu le mentionnes, répond-il. Je me disais justement que tu devrais l'intégrer en annexe d'Origines. Les contingences de la vie d'écrivain, les grandes plages d'oisiveté, la trivialité côtoyant le sublime, tout ça. Enfin, c'est juste une idée...»



Juste une idée! J'ai failli l'embrasser, ce con.



Arrivés chez Triptyque, on glisse l'enveloppe dans la boîte quand je m'aperçois qu'il reste du monde à l'intérieur. Giroux travaille tard. On entre. Je lui présente mon copain à nouveau: le dernier Salon du livre est loin. «Tu es l'entremetteur, alors?» fait-il. «Moi? dis-je. Tu sais bien que je suis une vieille mère maquerelle, Robert!»



Il nous invite aux 25 ans de la revue, jeudi, et me remet le numéro tout chaud dans lequel figure enfin cet inédit de Nelligan que je l'avais pressé de découvrir l'automne dernier.



Une fois dans la rue, Mario s'enquiert: «Il t'a remercié pour avoir insisté afin qu'il rappelle la vieille dame?»



«Ben, oui. Regarde, ici!»



Je lui montre du doigt l'endroit dans la revue. Il lit: «La revue Moebius remercie tous ceux qui nous ont permis de reconnaître et de reproduire ces deux textes de Nelligan.»



Il me regarde, dubitatif, de l'air qu'il prend quand il n'est pas sûr si je me paie sa tronche. Je ne dis mot. Je consens.



Plus tard, Kevin arrive avec le reste de la bière que sa mère lui a fournie en guise de pot-de-vin pour qu'il repeigne sa cuisine. Je lui confie le flash de Lemoine. «Évidemment, j'ajoute, c'est risqué. On pourrait croire que je perds jamais de vue l'objectif de le publier...»



«Et après? s'esclaffe-t-il. C'est vrai! Tu le publies déjà sur le net, au fur et à mesure, et puis t'en as jamais fait mystère: un écrivain écrit pour publier.»



Là, il s'interrompt et fixe la noirceur par-delà la fenêtre, un long moment, se mâchant la moustache, avant de reprendre: «En plus, ainsi, tu peux t'assurer de produire un matériau utilisable!»



Et il reprend son courriel à O'. Je m'endors avec le sentiment d'avoir beaucoup progressé, que le livre prend sa forme propre, particulière, peut-être même utile. Cool.



Ce matin, j'ai envie d'offrir au domaine public ce poème qui lui appartient: il s'agit du seul véritable inédit de Nelligan (l'autre étant une variante du Vaisseau d'Or, passionnante, surtout le vers S'étalait à sa poupe au soleil explosif. Vous vous rendez compte? Ça a été transcrit en 1934, Émile a 55 ans, la proue est devenue la poupe et le soleil, d'excessif, lui pète carrément au cul!) découvert par Marie-Catherine Provost, arrière-petite-fille d'Isabelle.



Isabelle

Émile Nelligan



Souvent il la voyait de laurier couronné

Et la fille des bois se sauvait au rivage:

Pour cacher sa nudeur sous le manteau sauvage

Ou saisir son beau bras au flot abandonné.




La caverne maudite où comme (?) un long tonnerre

Dans les bois résineux de feux environné;

Et Arenquoi (?) s'enfuyait, étonné,

On entendait les cris de sa sourde colère.




Lorsqu'au matin suivant les guerriers inquiets,

Descendirent la côte en se parlant français,

Sous les traits d'un chasseur bienfaisant et tendre,




Qui lançaient (?) sur la rive et les flots leurs dards verts

Lorsqu'on vit l'Indien nageant soudain vers

La fille du pêcheur qui paraissait l'attendre.






Voilà. Dis, Émile, c'est l'Iroquois qu'il faut lire, non?





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