Résolu, dis-je. Le texte sur Lapointe a bel et bien été publié, dans Moebius, en 2005. Sous le titre Puzzle, toutefois, et Bastien m’a aidé en se rappelant l’avoir vu dans cette revue, mais guère en oubliant quel numéro (107) et quel thème («Écrire la ville»). J’ai fouillé ma bibliothèque et l’ai débusqué, mais il n’est pas dans la mémoire de mon ordinateur, qui s’appelle Memory Babe III, parce que Memory Babe II m’a claqué à la gueule avant que j’aie pu tout archiver. Alors, hein, j’ai appelé Raymond Martin, le dernier des trois fondateurs de Triptyque, au poste depuis trente ans, un peintre amant de poésie qui publie, qui publie, un air de Hells assagi, une voix rare mais belle d’animateur radio nocturne, un chic vieux loup qui voit à tout, et comme de juste il avait ça dans sa machine, je l’ai reçu dans la minute.
J’étais à répondre au courriel d’un jeune apprenti-écrivain, j’essayais de le soulager de la hantise que l’édition est noyautée par une clique (d’abord parce qu’en pratique ce n’est pas vrai, ensuite parce que si même cela était, un artiste déterminé ne se laissera pas ralentir pour si peu, au contraire il aura l’instinct d’accélérer), je relisais ma réponse quand mon regard a accroché la liste des contributeurs au Moebius 107, imprimée en quatrième. Éric McComber. Kevin Vigneau. Et une lettre de Geneviève Robitaille à Jean Barbe.
Mac et moi, on se connaissait moins, à cette époque, et je n’avais jamais lu la présentation de Robert Giroux en tête de numéro. En lisant ceci, j’ai ri avant de recommencer mon mail au jeune auteur. «Éric McComber et Christian Mistral, eux, sans doute des citoyens de plus louche fréquentation, nous entraînent dans l’univers des rues nocturnes, des petites putes, des bars, de la musique, parmi ces «chanteurs qui ont la vie molle», ricane Mistral.
Les petites putes, je veux bien en partager la responsabilité avec Mac, même s’il n’y en a pas dans mon texte : après tout, il aurait aussi bien pu y en avoir. Mais ce ricanement qui m’est prêté, je n’aime pas, pas du tout, pas plus que cette intention d’insulter Lapointe en public qu’on s’est complu à m’attribuer pour exciter les passions, alors même qu’à l’évidence je ne souhaitais rien de tel.
C’est pourquoi je suis content de déposer ici cette dernière pièce et de la laisser à l’appréciation de chacun.
Puzzle
L’hiver d’avant celui qui passe, après ceux-là déjà passés, vers la fin sèche de 2003 (un soir crasseux, venteux et froid), Lapointe m’a téléphoné.
Avais-je des textes à lui montrer ? Qui parleraient de Montréal, la putain sale et transversale, et puis de crime et puis de vin ? Quelque chose de joli, de fatal et d’urbain, qui passerait à Cité Rock Détente comme une cuillerée de Benylin?
J’ai dit Éric, es-tu malade ? Tu t’es trompé de numéro, ou bien t’es chaud. Moi chuis Mistral, chuis pas Tabra. Il a dit non, je me trompe pas. Il a dit oui, chuis chaud un peu, mais c’est pas à Roger que je veux parler, c’est à toi, mon vieux. J’ai dit bon bon, je vous connais depuis longtemps, tu t’es pris le bec avec lui ou lui avec toi, ou quelque chose comme ça, en tout cas tu te réconcilieras et j’en serai pour ma peine. Il a dit non, final bâton, basta Tabra, on vient de travailler un an et il a scrapé notre ouvrage et faut que je reparte en neuf.
J’ai dit O.K., j’ai quelques textes, où c’est que t’es ? Il m’a dit où, c’était un bar pas loin d’ici. J’ai raccroché, j’ai respiré, j’ai téléphoné à Vigneau. J’ai dit choisis un tien poème qui pourrait faire une bonne chanson pour ce garçon, j’ai dit pars de Parc-Extension et rejoins-moi là-bas tantôt, dans une heure et quart environ, j’ai dit arrête de râler, je sais fort bien qu’il se fait tard et qu’on congèle, mais c’est pas tous les mardis gras qu’Éric s’offre à la poésie. J’ai imprimé dix inédits et puis je suis monté voir Steve et puis ma foi je n’ai pas vu le temps passer : quand mon cellulaire a sonné, c’était Vigneau comme de raison, disant que le bar était vide, hormis la serveuse et Lapointe qui ronflait sur une banquette. J’ai dit j’arrive, j’y vais j’y vole, surtout tente pas de le réveiller.
J’ai débarqué, j’ai dit la fille saura y faire, Éric s’endort seulement s’il connaît les gens qui l’entourent, et comme de fait, la fille au bar c’était sa blonde, et elle l’a extrait du sommeil d’une sweet façon.
Il était plus frais que jamais, ni chaud ni froid, ni brûlé ni gelé, ni fripé ni farci, ni mauvais ni ami, et je mesurais confusément d’un coup tout le chemin qu’il avait parcouru seul, et le progrès de notre singulier rapport. Car Lapointe et moi n’avions jamais entretenu quoi que ce fût qui ressemblât à des relations chaleureuses ; or, cette hostilité-là, franche, épidermique, naturelle et sans raison, cette intransigeance chargée de menace qui gâchait chacune de nos rencontres impromptues depuis le début, en des lieux illégaux et à des heures indues, ces feelings acides, en somme, qui sont des empêchements à la fraternité facile, avaient fini à notre insu par nous servir : Éric me laissait voir sa vérité, ce qu’il ne fait qu’avec effort, y compris à son propre examen, et cela tenait en grande partie à ce que je ne lui avais jamais menti. Je n’attendais de lui rien qu’il n’eût envie de fournir et il ne voulait rien de moi, puisqu’il avait Tabra.
J’ai mis longtemps à deviner pourquoi il aimait qu’on se casse et qu’on s’encaisse de loin en loin mais jusqu’au fond. Le deviner, l’imaginer, le déduire : écouter quand il me l’expliqua un matin mou déjà ancien. Il venait de conclure une conversation téléphonique avec son gérant, marchant de large en long dans sa chambre immense tandis que je picolais à la cuisine ; quand il revint, catastrophé, la face crampée d’un tourment mystérieux, j’ai été curieux, et quand j’ai fini, une heure plus tard, par savoir ce qui se passait, j’ai été pris d’une grosse tendresse pour cet homme-là, ce Lapointe, et d’un respect très clair enfin, et d’autres sentiments aussi, dont le regret qu’on ne soit pas amis. Ce qui s’était passé, pour faire court, c’était que son gérant lui avait parlé en gérant, plutôt qu’en pote intime d’avant la gloire qu’il était aussi, aux temps miséreux héroïques du cégep. Éric répétait : « C’était le dernier. Le dernier... » Le dernier humain en dehors de sa famille, homme ou femme, qui l’aime et l’entoure depuis les jours d’avant ce succès plein de surprises empoisonnées. Il était seul, ce matin-là, cet artiste adulé, comme peu d’hommes l’ont été, puisqu’il n’avait que moi en qui verser sa confiance, moi doté de sa certitude que je ne l’aimais pas. Il préférait cela, cette absence d’ambiguïté, dans la cuisine, le temps de se resituer dans un monde sans amis sûrs et désintéressés, le temps de respirer sans songer à séduire, égoïstement, et ça n’a pas duré longtemps, bien sûr, mais après ça on n’a plus pu jouer au jeu de s’écœurer. On a préféré s’éviter. On ne connaissait pas d’autre jeu.
Jusqu’au fameux soir froid crasseux où je l’ai rejoint dans ce bar avec mes textes et ceux des autres et mon Vigneau d’humeur sceptique. Éric a lu le tas entier, toute une pile de papier à grave voix d’écorce vive, de gueule de bois et de charbon, cherchant l’os et palpant la chair des strophes sages en rangs serrés, démontrant un sens aiguisé de la musique innée des mots en plus d’un flair de chat sauvage pour les trucs louches et les ficelles et la bullshit et les patchages, tous ces procédés innocents auxquels ont recours les auteurs depuis toujours et même avant quand il s’agit d’enfiler plein de perles en colliers cohérents, ces rustines et ces bouche-trous qu’on ne voit n’entend ni ne sent et tous ces vers en or à fou ces cuillerées de sirop doux qui font passer la médecine quand on se mêle d’écriture et de maîtriser la métrique, il voyait clair à travers ça et dégageait les idées fortes, il autopsiait la poésie tout en lui marquant du respect, chassant le beau le franc le dur, mêlant les mots à l’inaudible rythme soûl et personnel de son propre esprit créateur.
Des dix, un texte alluma son regard et enfla sa voix plus que les autres. C’était un morceau fort et fiévreux composé au terme d’une nuit consommée à jaser avec CGDR, inspiré par ses confidences et que je lui avais offert. J’avais hésité un instant avant de l’inclure dans le lot : Christian-Gilles le chantait déjà lors des modestes et sporadiques engagements qui, à cinquante-cinq ans, lui permettaient de patienter jusqu’à ce qu’on découvre son talent. Allais-je lui reprendre ce présent fabriqué avec son passé pour le confier à Lapointe, seulement parce que l’artiste en moi étouffait l’honnête homme? Foutre non. Il me fallait une meilleure raison que ça.
L’idée m’a traversé l’esprit qu’à vingt ans, ces considérations me seraient passées douze pieds par-dessus la tête : je n’aurais jamais songé sérieusement à peser mes mots et mes amis sur les plateaux d’une même balance, cela n’aurait rimé à rien, puisque les mots pesaient plus lourd, toujours, plus que l’humain et que l’honneur et que la vie, que la famille et que l’amour, que la santé, le bonheur et le reste de ces abstractions illusoires auxquelles un monde frileux accordait tant de prix. À vingt ans, oui, mais non plus aujourd’hui que j’approchais du double. Il me fallait une meilleure raison que ça. Deux fois meilleure au moins. Meilleure deux fois que l’ambition légitime de diffuser mon œuvre au mieux, de la servir, la planter dans une terre grasse et l’arroser en masse et lui donner du soleil. Cette raison miraculeuse, qui doublerait l’ancien modèle, cette formule améliorée capable d’englober, de contenir les dimensions inflationnaires de mon cas de conscience, cette métaraison, je me fis fort de la trouver sur le chemin du rendez-vous avec Éric, mais il faut croire que je marchai trop vite car il achevait déjà sa seconde lecture que rien ne me venait encore. Alors, pris d’un soudain mordant dégoût, comprenant que j’allais dépouiller mon ami CGDR en son absence et me déshonorer du même élan et mettre ça, ce geste froid de carriériste avide, sur le dos de l’idéal artistique, je rétrogradai sans ralentir, je crus sentir cramer le caoutchouc de mon cœur élastique, grincer la machine en surchauffe, mais rien n’y parut cependant que j’embrayais sur le sujet de la chanson, soit CGDR lui-même, et je brossai un tel portrait du personnage, tandis que Vigneau jouait fin seul au pool, qu’Éric en perdit tout intérêt pour les textes qu’il déposa sur la table voisine sans me quitter des yeux, réclamant d’en savoir davantage.
Quelques semaines plus tard, quand CGDR l’alla voir avec son CD maison et trois brouillons jetés au Bic sur des napkins, il fut reçu à bras brûlants. En quelques nuits blanchies d’alchimie chansonnière, ces deux improbables compères accouchèrent d’un hit brillant sous toutes ses faces de furieux feux, un engin calibré au rasoir, plein d’énergie féroce et d’images excitantes, et c’est déjà pas évident à faire tout seul, mais à deux ça devient carrément rarissime, et du premier coup ça ne se voit pour ainsi dire jamais. J’étais soufflé, admiratif, envieux, sur le cul, toutes valeurs confondues mais deux oreilles sous mon sommeil. CGDR, à ma demande mendiante, se renseigna discrètement sur le sort de mes textes et m’informa l’automne suivant, fort embarrassé, que Lapointe n’en retiendrait aucun. Trop poétiques. Pourquoi il m’a pas rappelé ? Trop occupé. Pourquoi j’ai pas su le toucher?
Trop débranché.
J’ai revu Éric hier, cette nuit en fait, ce sept mars 2005, au même bar susdit pas loin d’ici, en plein Plateau, rue Rachel, ça s’appelle le Tap Room pour ceux que ça intéresse. Paraît que des gens se font tatouer sa face dans le dos. C’était écrit dans le journal et il trouvait ça très drôle. Anyway, je lui ai fait faire une ligne, il s’est écrasé au pool, pour me remercier, j’imagine, ou parce que les chanteurs ont la vie molle. Il était un morceau de la ville, et moi un autre, et futé serait celui qui adjoindrait deux pièces du puzzle immense sans savoir à quoi c’est censé, ultimement, ressembler.