Le chaos sirupeux de la semaine dernière m'avait comme englué le souffle, celui de gémir aussi bien que celui de pousser par écrit de grands soupirs de soulagement. C'est pourquoi, dans cette dernière catégorie, j'avais négligé d'évoquer le passage de Guillaume, et pourquoi je n'ai pipé mot de celui de Jean-François, mon cousin Moran, venu avec sa guitare me présenter notre chanson-fleuve, sans refrain ni couplets, juste un récit ni léger ni triste que fait un homme à ses fantômes aux environs du last-call, qu'il se dédie à lui-même. En l'occurence, la première a eu lieu en haut, chez CGDR, après les feux d'artifice. On était trois à l'écouter, et on tremblait. D'émotion, de plaisir. En profondeur. Pour moi, c'était la rarissime expérience d'éprouver mes mots comme s'ils avaient été rédigés par un étranger, de les ressentir comme pour la première fois, de m'imaginer vierge. Parce qu'un an avait passé depuis que j'avais écrit ça sans le relire, mais surtout grâce à la mélodie, la voix, la respiration, en un mot l'interprétation au sens propre, qui donne une tierce dimension aux mots comme la levure anime le pain. C'est seulement en ces inestimables instants que je peux comprendre (fugitivement) ceux qui me disent doucement l'effet de mes phrases sur eux, sur telle ou telle portion de leur aventure personnelle. Le reste du temps, l'artiste est condamné à demeurer le seul être au monde incapable de découvrir son oeuvre sans idées préconçues, de bénéficier de la surprise, de jouir d'un concours de circonstances, d'aborder ce qu'il offre avec une conscience étale, et rase, et fraîche. C'est là une ironie vache à vomir, un canular comico-sadique, une joke du Bon Dieu, dont on reconnaît d'emblée le style: l'architecte peut concevoir sa maison, la bâtir, l'habiter, l'ébéniste peut construire son lit et s'y coucher, mais l'écrivain lit tous les livres sauf les siens, et le chanteur ne reconnaîtra jamais sa propre voix, et le peintre n'oubliera pas la peinture sous la peinture. Good one, Bon Dieu. Real funny. You're a funny guy. I'm about to shit my pants laughing so hard. I'm about to bust a goddamned gut.
Mais je digresse big time. La guitare, donc, JF, il vient d'apprendre à en jouer. Un an d'efforts, et la corne à la pulpe des doigts pour le prouver. Avant, à vingt-trois ans, il s'était mis au piano. Apprendre le piano à vingt-trois ans. Quand je vois ça, c'est fatal, je m'apitoie sur mon sort: est-ce ma faute si je suis un fainéant doublé d'une tête de mule triplé d'un couard? Guillaume, c'est chaque mois qu'il apprenait quelque chose de neuf: une langue, un instrument, un rituel, un sport, une technique, une cuisine. Heureusement, ça ne retenait jamais longtemps son attention et je pouvais m'imaginer qu'il manquait de focus. Mais au fond, je savais ne pas pouvoir souffrir la comparaison en cas d'examen approfondi: j'étais, je suis une bête de somme munie d'oeillères et satisfaite de trotter dans son pré en broutant du trèfle et des champignons magiques. Le vaste monde et ses langues, ses instruments, ses rituels, ses sports, ses techniques et ses cuisines ne m'intéresse pas. Je n'ai de goût que pour les mots par lesquels on identifie tout ça, en français: les mots dont je peux me servir. Leur orthographe, leur étymologie. A quoi tout ça ressemble, à quoi ça sert, grosso modo mais rien de plus. Comme on disait à Saint-Marc, tu vas pas chier loin avec ça. C'est peut-être pourquoi je vis à un jet de salive de l'endroit où je suis né.
Anne Archet dessine des trucs froids et précis, noirs presque bleus et luisants comme les cheveux de Mandrake dans les vieux comic books, ce sont des mondes symboliques pleins d'espace entre les objets durs et les corps masculins surtout masculins seulement peut-être sont démontés en morceaux et la tragédie débilitante du monde que nous faisons crie de partout sans se plaindre, dans ces dessins. Et je me dis, voilà: cette femme qui écrit si magnifiquement et qui est une authentique libertaire dans sa chair, elle sait dessiner ce dont ce monde a l'air à ses yeux, ses dessins disent pourquoi elle a choisi la poésie et l'anarchie. Moi, en revanche, je n'ai aucun moyen d'écrire pourquoi j'écris. Parce qu'il est impossible d'utiliser le même outil sur la même matière pour décrire deux étapes fondamentales du développement d'une même personne, quand le tenant est la sensible absence de l'outil en question et l'aboutissant l'apparente utilisation de cet outil dont on prétend pourtant qu'il est absent. Un autodidacte célébré pour sa maîtrise du langage peut-il, avec le moindre espoir de convaincre, exprimer le drame de l'ignorance structurelle de sa génération? Et dénoncer la sienne propre, s'il songe à tout ce qu'on a criminellement négligé de lui enseigner? Peut-il avec succès alerter ses contemporains à l'urgence d'agir alors même qu'il semble incarner à lui tout seul l'inexistence du problème qu'il soulève? Toute son éloquence ne servira qu'à dissimuler l'agonie de l'éloquence. Ultimement, la logique exigera qu'on ne sache plus parler pour persuader autrui des périls que court la parole, qu'il ne sache plus nous comprendre, il faudra perdre le lire et l'écrire pour qu'un illettré adresse à un autre une missive bien sentie s'inquiétant du cours des choses. Absurde à un bout, absurde à l'autre et sans substance au milieu: ce fil de réflexion me contraint depuis longtemps, aussi sûrement qu'une chaîne soudée à un piquet planté dans un champ, quand elle mène à un collier coulant qui ceint le cou d'un grand chien jaune. Je suis ce chien qui tourne en rond, l'herbe pâlit puis disparaît sur son circuit, ça devient fou un chien comme ça, je le sais bien j'en ai eu trois. Fou d'ennui, mais fou surtout de confusion. Il comprend pas qu'on lui fasse ça. Il comprend pas qu'on le tue pas, qu'on l'attaque pas franchement, qu'on lui laisse pas la chance de surmonter sa nature aimante et coopérative pour se défendre et crever digne. Ca, c'est le chien. C'est con, un chien. Un homme, c'est sans excuse.
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