21.7.03

Ca les désoriente et ça les fâche, mais bon: Je n'aimerai plus jamais ceux que j'aime jusqu'à les laisser tenter de m'abolir, jusqu'à leur permettre de pondre leurs oeufs dans ma musculature, jusqu'à les autoriser à grimper sur le dos de mon ombre pour s'épargner des fatigues.



Surtout ne pas voir là une décision subite, qui m'aurait prise plutôt que le contraire, ce soir dans l'oeil d'une tempête sentimentale, chocs et chagrins confondus. C'est une politique élaborée au fil des ans, des expériences, des raisonnements: je m'y tiens depuis longtemps, et davantage chaque jour.



J'avais, fut un temps, bon coeur, et j'étais coulant; j'ignorais la propriété, j'entretenais un constant feu vrombissant dans le foyer de mon regard et j'applaudissais comme un enfant au moindre signe d'intelligence et de noblesse et d'humanité généreuse. Aujourd'hui que mon innocence est en sang, on m'accuserait de l'avoir moi-même assaillie. On n'y serait pour rien, on n'aurait pas été témoin, on passait la soirée au ciné avec le reste du monde entier.



Il s'est fait ça tout seul, c'est sûr; d'ailleurs, il a un dossier d'agressions long comme le bras de la justice. Il prend de la drogue. Il boit de la bière. Il fume. Son innocence, il a dû la violer à la pointe du couteau, puis la laisser pour morte. Qui d'autre aurait eu intérêt à lui faire un mauvais parti? Qui d'autre que lui?



N'aimer rien ni personne, sûr, c'est se sauver bien des soucis. Ca va sans dire, et cependant: à seize ans, j'envisageais ma vie sous cet angle stoïque, soutenu par mes lectures extistentialistes. Puis j'ai senti le danger de passer à côté de l'essentiel, et je me suis dénudé la poitrine, exposant mon coeur, et je me suis insinué dans la jungle humaine, poings serrés mais tête première.



Beaucoup d'eau s'est vendue en bouteilles, depuis. Comme Alice, j'ai vécu de part et d'autre du réel. J'ai appris autant de choses qu'il s'en trouvait dans l'entrepôt du regretté Charles Foster Kane. Pourtant, comme lui, j'ai perdu l'important, oublié la formule fondamentale, you can't go home again et je n'ai ni les mots ni la façon pour communiquer avec mon garçon. Ni ma mère, ni mes soeurs, ni mes blondes, ni mes meilleurs amis. Toute une vie à cultiver les ressources du langage, et aucun progrès notable à signaler. Oh, je sais désormais émouvoir, et inciter à réfléchir, et susciter des plaisirs esthétiques. Ce n'est pas rien, et j'en suis fier. Mais transmettre, exprimer, me faire comprendre, j'en demeure incapable aujourd'hui comme aux pires instants de mes quatorze ans. Annie dit que je suis un écrivain fini. Elle a tort. Je n'ai jamais commencé. Pas encore. Sur ce plan particulier, les vingt-cinq dernières années de ma vie, ce panier dans lequel j'ai placé tous mes oeufs, sont un échec.



Demain matin, j'essaierai à nouveau.

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