2.5.02

K m'a montré à peigner ma barbe et ma moustache avec une brosse à dents. Ce garçon est plein de ressources, ça lui sort de partout. Pendant ce temps, Érika taille dans un tas de verbes vermoulus.
Idée de caricature: un soldat Israélien aux latrines, son treillis sur les chevilles. À côté, un rouleau de papier-cul imprimé: c'est la convention de Genève. On pige qu'il s'apprête à se torcher avec.
Petit matin à la lisière d'Outremont. Descendu six sacs de vidanges, laissé mon souffle dans la ruelle.



Hier, Fanny. «Laisse un peu mesurer les zotres!». Lasagne d'enfer préparée par Érika, qui la baptise Sainte-Trinité (veau-porc-boeuf). Chandelier à la place d'O'. Kevin dort dans son lit (d'O') désert surmonté d'un dais, mais refuse de s'immiscer sous les couvertures.

1.5.02

CASSIO:



I will ask him for my place again; he shall tell me

I am a drunkard! Had I as many mouths as Hydra,

such an answer would stop them all. To be now a

sensible man, by and by a fool, and presently a

beast! O strange! Every inordinate cup is

unblessed and the ingredient is a devil.



Que je veuille lui redemander ma place,

il me dira que je suis un ivrogne.

J'aurais autant de bouches que l'Hydre,

qu'une telle réponse me les

fermerait toutes...

Être à présent un homme sensé,

tout à l'heure un fou, et bientôt une brute?

Oh ! Étrange ! Chaque coupe de trop est maudite

et a pour ingrédient un démon.


Othello

William Shakespeare

Acte II, Scène III

Traduction : François-Victor Hugo




Deux enveloppes aujourd'hui: la première contient un cachet symbolique de 20$ pour une nouvelle à paraître dans le premier numéro de la revue Jet d'Encre, Faculté des Lettres, Université de Sherbrooke. La seconde m'avise à nouveau de renouveler ma cotisation à l'Union des Écrivains: 101.23$...



Une fois le chèque changé à la conciergerie, je vais au dépanneur convertir l'argent en liquide. Stephen Faulkner attend un taxi avec sa fille Alice. Coup d'oeil à mon bide: «Baptême, Mistral, tu prends de l'expansion! Fais attention, c'est pas la semaine des poètes...»



On se recueille un instant à la mémoire de Sylvain Lelièvre.



Mario passe avec des tubes et du tabac. «Demande-moi comment je vais?» dit-il en passant la porte. Je m'exécute. «À 400 km/h et j'ai plus de freins!»
Aphane m'assure avoir déjà vu ce mot, Arenquoi, quelque part. L'ai imploré de chercher où.



M'a mett' un homme, m'a mett' un homme, m'a mett' un homme là-dessus!
portrait d'Émile Nelligan

Hier soir, Mario débarque pour imprimer le texte qu'il destine à la revue Moebius. Kevin fournit le papier blanc, j'y vais d'une enveloppe et d'une lettre de présentation. L'imprimante appartient à Mario; on la garde ici pour lui épargner la tentation de la mettre au clou.



Un coup partis, on décide d'aller la livrer en personne, l'enveloppe. Les bureaux des Éditions Triptyque sont tout près. Il est aux alentours de vingt heures trente. En attendant l'ascenseur, je demande à Mario: «Dis, le matériel du Journal, tu crois que je vais pouvoir en faire quelque chose?»



«Bizarre que tu le mentionnes, répond-il. Je me disais justement que tu devrais l'intégrer en annexe d'Origines. Les contingences de la vie d'écrivain, les grandes plages d'oisiveté, la trivialité côtoyant le sublime, tout ça. Enfin, c'est juste une idée...»



Juste une idée! J'ai failli l'embrasser, ce con.



Arrivés chez Triptyque, on glisse l'enveloppe dans la boîte quand je m'aperçois qu'il reste du monde à l'intérieur. Giroux travaille tard. On entre. Je lui présente mon copain à nouveau: le dernier Salon du livre est loin. «Tu es l'entremetteur, alors?» fait-il. «Moi? dis-je. Tu sais bien que je suis une vieille mère maquerelle, Robert!»



Il nous invite aux 25 ans de la revue, jeudi, et me remet le numéro tout chaud dans lequel figure enfin cet inédit de Nelligan que je l'avais pressé de découvrir l'automne dernier.



Une fois dans la rue, Mario s'enquiert: «Il t'a remercié pour avoir insisté afin qu'il rappelle la vieille dame?»



«Ben, oui. Regarde, ici!»



Je lui montre du doigt l'endroit dans la revue. Il lit: «La revue Moebius remercie tous ceux qui nous ont permis de reconnaître et de reproduire ces deux textes de Nelligan.»



Il me regarde, dubitatif, de l'air qu'il prend quand il n'est pas sûr si je me paie sa tronche. Je ne dis mot. Je consens.



Plus tard, Kevin arrive avec le reste de la bière que sa mère lui a fournie en guise de pot-de-vin pour qu'il repeigne sa cuisine. Je lui confie le flash de Lemoine. «Évidemment, j'ajoute, c'est risqué. On pourrait croire que je perds jamais de vue l'objectif de le publier...»



«Et après? s'esclaffe-t-il. C'est vrai! Tu le publies déjà sur le net, au fur et à mesure, et puis t'en as jamais fait mystère: un écrivain écrit pour publier.»



Là, il s'interrompt et fixe la noirceur par-delà la fenêtre, un long moment, se mâchant la moustache, avant de reprendre: «En plus, ainsi, tu peux t'assurer de produire un matériau utilisable!»



Et il reprend son courriel à O'. Je m'endors avec le sentiment d'avoir beaucoup progressé, que le livre prend sa forme propre, particulière, peut-être même utile. Cool.



Ce matin, j'ai envie d'offrir au domaine public ce poème qui lui appartient: il s'agit du seul véritable inédit de Nelligan (l'autre étant une variante du Vaisseau d'Or, passionnante, surtout le vers S'étalait à sa poupe au soleil explosif. Vous vous rendez compte? Ça a été transcrit en 1934, Émile a 55 ans, la proue est devenue la poupe et le soleil, d'excessif, lui pète carrément au cul!) découvert par Marie-Catherine Provost, arrière-petite-fille d'Isabelle.



Isabelle

Émile Nelligan



Souvent il la voyait de laurier couronné

Et la fille des bois se sauvait au rivage:

Pour cacher sa nudeur sous le manteau sauvage

Ou saisir son beau bras au flot abandonné.




La caverne maudite où comme (?) un long tonnerre

Dans les bois résineux de feux environné;

Et Arenquoi (?) s'enfuyait, étonné,

On entendait les cris de sa sourde colère.




Lorsqu'au matin suivant les guerriers inquiets,

Descendirent la côte en se parlant français,

Sous les traits d'un chasseur bienfaisant et tendre,




Qui lançaient (?) sur la rive et les flots leurs dards verts

Lorsqu'on vit l'Indien nageant soudain vers

La fille du pêcheur qui paraissait l'attendre.






Voilà. Dis, Émile, c'est l'Iroquois qu'il faut lire, non?





30.4.02

La passion du bonheur et celle du courage se méprisent.



Proverbes
TROIS avis de livraison de lettres recommandées déposés dans mon casier par Postes Canada! Alors, je vous le demande, et soyez francs: quelles sont les chances qu'il s'agisse de bonnes nouvelles?



I wanna be free

I wanna be FREEEEE!

colombe.gif
Hier, donc.



Kevin nous a rejoints chez Érika après s'être décrotté. On piratait gaiement tout en cherchant des mots contenant sc, avec le c doux. O' a téléphoné de Paris, épuisée mais ravie (fallait-il que l'on s'aime et qu'on aime la vie). Puis, on a mis le cap sur le Bunker; K est monté préparer son ragoût de maquereau tandis qu'Érika et moi cherchions une boîte rouge pour y jeter les cartes postales d'O'. On s'est tapé la cloche avant de glisser Marius dans le magnétoscope. Vers onze heures, K est parti pour nous laisser faire des choses. Pour sa part, Mario avait démissionné beaucoup plus tôt.



Je crois qu'Érika s'est ennuyée de son lit d'eau. L'ai réveillée avec Je t'attendais, de Daniel Hétu. Mon Capri, c'est fini à moi.

29.4.02

Mario débarque avec des tubes et du tabac.



«Faut que tu m'arrêtes! Je travaille, je travaille comme un malade! Le roman, le lexique, le site sur Germaine Guèvremont...»



«T'es pas content? Je donnerais une couille pour avoir le goût de travailler.»



«Oui, mais moi, ça m'énerve. J'ai un talent pour le farniente qui confine au génie!»



Qu'est-ce que vous vouliez que je dise? Là, il m'apprend qu'il est décidé à se serrer la ceinture pour acheter une encyclopédie sur CD-ROM. Comment pourrait-il possiblement s'astreindre à plus de frugalité? J'écris à Érika qui en possède une et elle s'empresse de lui offrir de la graver. Mario va lui refiler un dico virtuel. On passe chez lui le chercher. Grimpant l'escalier, le cell sonne. C'est Kevin. «Je suis devant chez toi avec une bouteille de bagosse des Îles!»



«Ben, viens nous rejoindre, mon vieux! Chez Mario! On montera tous chez Érika...»



«Non, non, ça fait quatre jours que j'ai le même linge sur le dos. J'arrive d'une ferme, Christian! Tu sais que je suis pas un apôtre du chlore, Dieu m'en est témoin, mais même moi, j'ai un seuil...»



«Oui, je sens ce que tu veux dire. D'ici.»



Il arrive chez Mario alors qu'on finit de bouffer les bines de sa mère. K nous sert une gnôle douce et sucrée, âgée de deux ans, titrant à 20 degrés: «Prête à boire!», annonce-t-il, fier, non sans raison, de cet élixir que les Madelinots inventèrent pour pallier les pénuries hivernales. «La pisse de Dieu! L'urine divine! Goûtez-moi ça.»



C'est fait avec des légumes, de la levure, du sucre blanc, du sucre brun et du sirop de maïs, et que je sois pendu si ça goûte pas la pomme!



Pas piqué des vers...
Le mot du jour:



FUSCINE: n.f.- 1413; lat. fuscina. Antiq. rom. Fourche à trois dents des pêcheurs de l'Antiquité, emblème de Neptune, dieu de la mer. => trident.
Circius me fait une scène parce que j'ai parlé de lui à Script ce week-end. Furieux. «Comment espères-tu que je puisse t'aider à présent, espèce de taré, égoïste, grande gueule, branleur de merde!!!»

28.4.02

Érika travaille à sa page et O' sort sous la neige saluante acheter du sirop d'érable pour sa soeur et poster des cartes qui arriveront après elle et je me passe Grease. À la fin, les finissants de Rydell High chantent We go together et l'eau me monte en traître aux yeux: où es-tu Patrice? Où es-tu Luc? Où es-tu Marie-Claude? Où es-tu Jean? Où es-tu Natali? Où diable êtes-vous donc tous passés?
Festin somptueux dans l'antre d'Érika; Kevin et O' jouant à se plaire, guère le temps de faire plus, l'avion décolle à seize heures aujourd'hui. Ma belle et moi beaucoup plus sérieux, jouissant d'un luxe de temps, impatients pourtant, retirés tôt vers sa couche d'eau et résolvant la vague avec férocité, avides de nager l'un vers l'autre de s'accrocher à nos corps-souches ainsi que de joyeux naufragés. Petit matin de confiture Pétales de rose. «Crois-tu qu'on puisse éclater, mourir d'être content?» demande-t-elle, soudain sérieuse. J'augmente le volume des haut-parleurs: «The answer, my friend, is blowing in the wind, the answer is blowing in the wind...»



Femme en furie, © 2001 Kevin Vigneau




Femme en furie, © 2001 Kevin Vigneau

27.4.02

Envies mongoles de kimono safran et de pâté chinois, féroces de vin de pleine lune bu a la coupe de sa bouche, boisson de prune Gekkeikan et chips Miss Vickie's:Temuchin devenant Gengis Khan by the minute...
J'ouvre une boîte de soupe et j'en mijote le contenu à petit bouillon juste pour la voir dedans; quand la soupe tiédit dans le bol, je la réchauffe, pour la revoir. Dans ma soupe.



La revoir sortir de l'Église Saint-Irénée et venir à ma rencontre, deux minutes avant le concert de La Nef, Perceval, la quête du Graal, ses jambes gainées de cuir et son regard mousseux; Kevin s'imagine qu'il s'agit d'une amie, que je la connais déjà. Il n'a pas tort.



La revoir plus tard dans la pénombre stroboscopique de l'Ex-Centris, une perle sur la joue lorsque Moreau/Duras est submergée d'émotion en écoutant Capri, c'est fini. La revoir me regarder marcher, comme pour prendre ma mesure, embrasser tout le paysage que mes épaules lui dissimulent. Retrouver son regard qui approuve, l'air de songer En vérité, cela est bon.



Érika m'enchante, et le plus étrange, le plus inaccoutumé, est que j'ai le sentiment de l'avoir méritée. Elle caresse mes paumes de la pulpe du doigt, les trouve douces et je songe: Comme j'ai bien fait de ne jamais travailler!

26.4.02

Kevin venu corriger, puis imprimer son devoir sur Blanchot avant de le livrer en catastrophe à l'Université. «À peine croyable, lance-t-il, dégoûté. Ce gars-là n'a pas de critiques, que des disciples!» Ça parle de dédoublement dans Thomas l'Obscur, c'est plein de chiasmes et de négations de la négation, des trucs qui donnent soif, alors K me charge d'aller négocier la vente des Oeuvres complètes de René Char (dans la Pléiade) avec Blackburn, dans l'espoir d'en tirer 25 billets.



Je croise Érik devant la librairie, en chemin vers son lunch, et lui explique le coup. «Je sors une fille ce soir, je dis. Besoin de fric...» Érik examine le bouquin. J'ajoute: «Elle est vraiment très chouette!» Alors il m'en offre vingt-trois et je dis oui, ça va, et il rentre avec moi pour aviser son employée.



Adieu, René! We barely knew ye...
D'ordinaire, on voit les gens avant d'apprendre à les connaître. Contenant d'abord, contenu ensuite. Je veux dire, ça a toujours été comme ça. Ce qui m'arrive est profondément déroutant. Le monde à l'envers. Mes engrammes grincent. Quand elle m'écrit, je sens venir le courriel dans l'instant qui précède le son annonçant son arrivée. Déroutant. Et cet esprit qui me ravit si puissamment!
Mon vieux Mac s'éveille en grondant, à croire qu'il se râcle la gorge, et le compteur du Journal affiche 666! Beaucoup de regards dans l'ombre. Heureusement, je me rends dans une église ce soir et j'en profiterai pour faire un croche par le bénitier.



Engoncé dans mes pantoufles neuves, je songeais hier soir à Mamie qui à chaque anniversaire de ma vie m'en envoyait une paire par la poste, chaque année plus longue d'un pouce, longtemps après que ma croissance se fût achevée je recevais encore ces skis en phentex, et j'y songeais en mangeant distraitement les oeufs de Pâques en chocolat récupérés sur le tableau de bord de la fourgonnette de ma mère, oubliés là le soir de notre voyage à Saint-Georges, et j'avais le pénultième fondant en bouche quand je me suis rappelé que Mamie me les avait donnés, et que c'étaient peut-être, vraiment, les derniers.