Le matin, fiston et moi étions allés visiter grand-maman Malvina, qui est âgée de quatre fois vingt ans plus dix-sept et demi. Après avoir stimulé notre imagination toute notre vie, elle la défie. Elle est née peu avant le double fléau de la première guerre mondiale et de la grippe espagnole. Pas d'antibiotiques, mais pas non plus de bombe atomique. Pas de droit de vote pour les femmes. Pas de cinéma parlant. Pas de réfrigérateurs. Pas de jeans taille basse...
Elle est née onze ans avant la mort de Marcel Proust.
Ça va faire quarante ans qu'Armstrong a dansé sur la lune et grand-mère était déjà épatée de voir ça sur sa télé couleurs. Si l'on estime que la somme des connaissances humaines à notre déroutante époque double aux sept ans, s'apparentant davantage à un cancer exponentiel qu'à une bénédiction du ciel, la faculté d'absorption d'une vieille dame ayant traversé le vingtième siècle et débordé sur le suivant donne le vertige. Après tout, sa propre mère est morte en vivant à peu près comme son aïeule, usant des mêmes outils, animée des mêmes valeurs. On n'en peut dire autant de Malvina Boucher qui, petite fille à Pointe-aux-Trembles, était instruite de traverser la rue lorsqu'elle croisait des Juifs, et qui revint transfigurée du pavillon d'Israël à l'Expo 67, au point qu'elle m'en parlait toujours quinze ans après: «Ils font pousser des oranges dans le désert!»