6.9.12

Johnny Bee: les mots

Il est bien des choses. Entre autres, un grand écrivain.

Les mots
Jean Barbe


Bien sûr, leur chambre est un bordel sans nom et souvent ils préfèrent l’usage de leurs doigts à celui de la fourchette. Bien sûr, il faut leur rappeler matin et soir de se brosser les dents, et s’il n’en tenait qu’à eux, ils se conteraient la plupart du temps d’une diète composée exclusivement de chips au vinaigre, de bonbons et de crème glacée pour les temps chauds.
Mais ils s’intéressent à des choses qui ne sont pas de leur âge et, hier soir, mon fils m’a demandé de choisir pour eux des films d’Alfred Hitchcock, qu’il ne connaît pas encore, mais dont il sait qu’il est un grand du passé. Et Kubrick aussi. Il voudrait voir The Shinning.
– C’est d’après un livre de Stephen King, non ? – Oui. – Comme La ligne verte ? C’était tellement bon, La ligne verte.
C’est l’aîné. Il aura 13 ans dans deux semaines et déjà il m’arrive aux sourcils.
Bien sûr, il se chicane avec sa soeur, et parfois ça dégénère. Sans doute ont-ils appris un peu tôt l’art du sarcasme et de la dérision. Ils savent mettre les mots dans la plaie, frapper juste et sec, au défaut de l’armure, dans le noeud fragile des contradictions de l’autre. Ils font mal, les mots, quand ils sont affûtés, choisis pour blesser.
Mais ils savent aussi bercer, soigner, panser, soulager, les mots, quand ils se font doux et caressants avec la même précision. Et mes enfants se blessent parfois et s’entendent pourtant à merveille, et s’aident et s’aiment et savent aussi se le dire.
Et ils le disent non pas avec des mots que je leur ai mis en bouche, mais avec des mots qu’ils ont lus et compris.
Les mots de leurs lectures.

Le désennui
Ils n’étaient que de petites choses maladroites, bondissant partout sur leurs jambes boudinées, que déjà je leur disais :
– Je n’ai pas été mis sur terre pour vous désennuyer !
Ils étaient à l’âge où, en garderie, on ne leur laissait pas un instant de répit ; toute la journée planifiée, des activités aux demi- heures, pas question de les laisser trop longtemps contempler le ciel pour trouver des formes aux nuages. Alors, pendant les week- ends et les vacances, je m’efforçais de les désintoxiquer de ces horaires trop chargés qui deviennent comme une fuite en avant.
Je suis à cet égard décidément d’un autre temps. Ou d’une autre culture. Oh, mes enfants ont des activités, oui, cours de batterie, de natations, de nage synchronisée, de tennis. Mais jamais plus d’un à la fois, et, Bon Dieu, pas tous les jours, pas tout le temps !
Alors, forcément, parfois, ils ne savaient que faire, avec moi, en vacances, en week-end, à la campagne.
– Je n’ai pas été mis sur terre pour vous désennuyer !
Et je leur montrais les livres qui tapissent chez moi les murs et qui s’empilent en désordre un peu partout, et les livres qui me suivent toujours comme une meute fidèle. Et je leur racontais ce que m’avait dit, voilà près de quarante ans, une bibliothécaire émue en me tendant ma toute première carte d’abonné :
– Ceux qui aiment lire ne s’ennuient jamais.
Peut-être que ça n’a rien à voir avec ça. Peut-être que ça n’a rien à voir avec cette bibliothécaire, ni avec moi. Mais mes enfants lisent, beaucoup, d’abondance. Peut-être que ça n’a rien à voir. Mais le fait est que j’ai voulu qu’ils s’ennuient, parfois, afin qu’ils puissent apprendre à écouter le silence, le murmure de leurs pensées. Et dans l’espoir que, un jour, ils tendent la main vers un livre, pour ne plus le lâcher.

Penser, panser
Au cours d’une discussion, voilà quelques semaines, mon fils s’est soudain arrêté de parler. Nous attendions, ma fille et moi, en le regardant.
– Attendez un peu, je réfléchis à ce que je pense, a-t-il dit en guise d’excuse.
Nous avons éclaté de rire, sur le coup. Depuis, cette petite phrase ne cesse de m’impressionner.
Et voilà que nous pouvons partager les mêmes lectures, mes enfants et moi. J’ai lu les Hunger Games que ma fille a dévorés en quelques jours, et je viens tout juste de terminer le premier tome du Trône de fer dont mon fils a lu les 800 pages en deux semaines de vacances pourtant agrémentées de nombreuses expéditions et jeux et baignades…
Ce ne sont pas des livres simples même s’ils sont divertissants. Le trône de fer, surtout, qui est également une somptueuse série télé (Game of Thrones). S’y révèle toute la méchanceté humaine, sa cruauté, sa soif de pouvoir, sa complexité.
On y lit que les héros peuvent mourir avant la fin du premier livre et que les plus méchants savent survivre en se rendant indispensables. On y comprend qu’il n’y a pas de justice absolue, et que le chaos règne si on n’y prend garde. On y apprend que les convictions ne sont rien sans les actions qui les incarnent, mais que nos convictions peuvent se heurter à celles des autres, tout aussi légitimes.
Ce n’est pas un livre pour enfant. Justement.
Peut-être que ça n’a rien à voir avec moi. Peut-être.
Mais cette petite phrase, comme j’aimerais l’entendre plus souvent, à la télé, à la radio. Comme j’aimerais la lire plus souvent dans les journaux, sur le net.
Une toute petite phrase, qui nous permettrait peut-être d’échapper à la fuite en avant, à la bêtise de la simple réaction aux événements. Une toute petite phrase qui nous permettrait peut--être d’échapper à cette course folle, les deux mains sur le volant, qui ne conduit qu’à la désolation. Une toute petite phrase pour panser le monde et peut-être le guérir.
«Je réfléchis à ce que je pense.» La phrase de mon fils, qui a trouvé, dans les livres, les mots pour la dire.

12 commentaires:

Gomeux a dit...

Du fond de la salle, dans l'ombre, j'applaudis à deux mains. J'ai lu et relu trois fois.

Une de mes plus grandes satisfactions en tant que parent, c'est d'être témoin du silence qui se pose dans la chambre de l'ainé quand je réponds à ses interminables complaintes du type : « Ché pas quoi faiiiiire » par : « prend donc un livre ».

Ce silence-là, c'est de l'or, mais de l'entendre commencer à lire à voix haute dans son lit, ça, ça n'a pas de prix...

Danger Ranger a dit...

C'est vraiment tout bon, beau. Merci.

*

Sauf juste la fin, à mon feeling. - Je dis pas à mon avis.

La fin, donc le fond. Le feeling de Jean Barbe, c'est que ce qui manque est davantage de raison. Si on, nous, tous, réfléchissions mieux à ce que nous pensons, ah que ça tournerait donc indubitablement plus rond. Non, oui, je veux dire, c'est sûr, réfléchir à ce qu'on pense, pour en prendre conscience, il faut, mais c'est une question d'hygiène mentale, pas de salut sociétal. L'apostolat de la Raison m'apparaît comme une légèreté chez qui vient au monde avec agile intelligence. Une sorte de facilité.

Je présume, là, trop, je le connais pas plus que ça, Barbe.

En tout cas il y a une chose. L'homme a beau se faire fort de prôner la réflexion, la discussion et tout le branle-bas civilisé, courtois, hugolien, cérébroïquement élevé, à écrire ce qu'il écrit là, il fait voir beaucoup de cet autre côté qu'il a,, qui perce, sans doute plus fort et plus profondément enraciné, et sur lequel les pousses plus vertes s'appuient, et qui est tout, avant tout, grande sensibilité.

Je parle à travers mon chapeau.

Chapeau.

*

C'est vrai qu'avec les livres, on ne s'ennuie jamais. C'est une pensée qui me revient souvent en esprit, moi qui ne vis presque de rien. On ne se sent pas seul, non plus. On peut souffrir, être découragé, envisager mourir, tout seul, mais seul? Non. Jamais seul.

Rapport aux enfants, le tour de magie c'est de les intéresser à la lecture très jeunes. Leur lire des histoires le soir avant qu'ils sachent lire, et les emmener à la bibliothèque après. C'est genre la chose la plus facile à faire avec des enfants! Et puis hop, c'est fini: ils vont aimer lire toute leur vie.

Mistral a dit...

God bless your family, old boy, whether He exists or not...

Mistral a dit...

@ Danger: T'as compris, je crois. L'essentiel, en tout cas. Comme d'hab'.

Blue a dit...

Mes fils ont aussi lu, étonnamment tardivement. Pourtant ça n'a pas été faute de les encourager et d'avoir une bibliothèque sous le pied. Ils ont fait jeunes un rejet Mais maintenant à l'orée de leurs vingts ans, quel régal, comme du réfléchi à ce qu'il fait.
Les livres, les mots, on n'en mesure pas le pouvoir ni la présence. Quand je prends en flag mon dernier dans Baudelaire et mon aîné qui veut lire Balzac, après avoir découvert Mistral- pardon de réitérer que Vautour lui a donné envie de lire, parce que pour une fois il avait percuté! - je mesure que sans en avoir l'air et que sans même leur avoir mis la pression, le fait que nous soyons leur père et moi si émus des mots a joué dans l'élaboration de leurs cartes du monde.
Nous parlions de ça , hier soir, nous parlions de bagages, de voyages. Et voilà qu'ils me rappellent que je ne partais jamais où que ce soit sans deux valises, une petite pour moi et une autre grosse pleine de livres.
Tiens, hé,hé, Christian, te souviens-tu quand nous sommes arrivés à Montréal, pour te toucher et rencontrer la Tribu, nous avions un sac plein de bouquins dans la Grande Bibliothèque...
Les livres ont accompagné ma vie et celle de mes enfants. Je sens que ça leur a permis de réfléchir a ce qu'il pense, même s'ils ne me l'ont jamais dit.

Mistral a dit...

Si je m'en souviens? Je me suis démanché le dos à les porter de la BaNQ jusqu'au Bunker, et depuis ce temps j'ai une bonne excuse pour me faire prescrire du Mandrax!

Blue a dit...

Hé,hé! T'as été formidable sur ce coup, t'as porté tout en maugréant mais quand même stupéfait si je ne m'abuse. C'était tellement délirant qu'on vienne ainsi chargé chez toi. Le pire c'est que nous n'avons pratiquement rien lu de ce qu'on avait en stock, en tout cas pour ma part. On ne peut lire et découvrir in situ et parcourir et traverser, c'est après qu'on retrace ce qu'on a vécu, l'important reste quand même d'être au monde, à la vie, d'exister. C'est Corpuscules de Krause de notre Sandy que j'ai dévoré dans les huit heures d'avion du retour alors qu'à l'aller, je n'ai rien dévoré que ma soif de te rencontrer, en vrai.

Danger Ranger a dit...

Mistral qui porte une poche de livres à travers le Plateau, ça devait être géant comme spectacle!

Mistral a dit...

Huge. Full poche. Et mémorable, incomparable, infiniment émouvante aventure.

Ginette Desmarais a dit...

Si des livres m'entourent, alors je ne suis jamais seule. Ça demeure toujours incroyable de capter la pensée d'un être, au-delà de l'espace et du temps. Hier soir, en lisant les mots d'Abélard et d'Héloïse, je me disais que les bipèdes n'avaient pas tellement changé depuis 10 siècles. Mais la langue évolue. Et dans 10 siècles, si la Terre parvient à nous supporter jusque là, les exégètes liront les romans de Christian Mistral « dans le texte » et les autres les liront adaptés au français de l'an 3000.

Mistral a dit...

Pour autant que mes mots ne me coûtent pas ce qu'Abélard paya les siens, je n'ai pas d'objection, héhé.

Allo, Gigi.

Pat Caza a dit...

Mandrax ? comme le Grand Mandrax des Cyniques ? une pilule avec un turban qui peut lire dans nos pensées ? sweet