29.4.03

C'était l'une de ces soirées vacillantes enceintes de cent possibles, certains sans mémorables conséquences, d'autres aux fantastiques effets futurs. De ces soirées dont on se dit cependant même qu'elles se déroulent: «Je ferais bien de graver chaque détail dans ma mémoire, au cas où ça reviendrait sur le sujet quand nous serons très vieux.»



C'était Cynthia, Kevin et moi, et Mario jusqu'à ce qu'il retraverse le bras de fleuve, un peu après minuit, mais après c'était nous, nous au billard, nous au pichet, nous dans le Parc assassinant Amazing Grace et nous flairant la patrouille avant qu'elle ne nous entende et nous nous taisant en choeur. Nous rentrant au Bunker et Kevin montant chercher chez Steve ce qu'il y avait remisé au frais, puis nous trois à nouveau, et cette fille à qui j'avais décidé de ne pas faire de cadeaux, parce qu'elle n'en aurait pas besoin et qu'elle n'en voudrait pas si elle les méritait, et qu'il ne fallait en aucun cas lui en faire si au contraire...



Bref, savoir ce qu'elle a dans le ventre, savoir si KV s'aveugle ou voit des inventions évanescentes, savoir si elle est intelligente par-delà le charme pétillant, savoir son caractère et sa carrure, si elle s'effrite sous la pression, savoir son coeur, son sérieux, son souffle et sa verdeur.



Quel soulagement, alors, quelle joie sans partage, de découvrir en elle beaucoup de ce qu'il avait dit et plus encore dont il n'avait pas parlé et de la voir ne presque rien casser, puis rester calme cette fois, sa voix sans fièvre et son visage résolu à prendre petits et grands drames comme ils viennent, en grappes ou un à la fois, puis écouter quelques chansons encore inconnues d'elle avec d'avides oreilles et d'attentives expressions et s'offrant ainsi à l'insu avec force et confiance et laissant même ses traits trahir la joie et le plaisir de découvrir.



Ainsi donc, c'est bel et bien une femme pour lui, et c'est réglé dans mon esprit. Elle est à l'évidence éprise de ce Vigneau et lui-même est fou d'elle, fou imprudent, fou fataliste, il ne voit pas comment l'aimer autrement qu'en lui donnant tout, c'est ainsi qu'il conçoit la chose, et je me fâche, je dis tu mens, je dis on ne saurait donner que ce qu'on est, et c'est déjà beaucoup, mais offrir une version raffinée sophistiquée de soi-même c'est tricher, nonobstant la chevaleresque intention sous-jacente, c'est donner moins que tout, c'est donner du vent d'Espagne, de ceux dont on fait les châteaux, c'est semer le germe de votre fin alors même que vous commencez, et vous serez très malheureux, toi surtout, et tous deux croirez que l'autre l'a trahi. Or, ton vrai visage est si séduisant, ton amour pour tes livres rares et ce qu'ils t'ont coûté et toutes ces histoires qui te dessinent et que tu tais parce qu'elles te gênent... Laisse-la tomber amoureuse de tout ce que tu es. Fais un acte de foi, maintenant, au début. Pose une fondation solide. Apprends de tes erreurs passées. Donne-toi une chance. Et annule l'abonnement à Blockbuster avant que le mec qui a trouvé ton portefeuille se monte une collection de DVD à mes frais.

Aucun commentaire: