Ce qui suit, comme tout ce qui suivra, est à considérer dans le contexte de la transition vers le tome III. Il s'agit de la reproduction quasiment in extenso d'une lettre privée adressée tout récemment à quelqu'un que je ne nommerai pas. Presque texto, donc, puisque j'ai gommé les quelques mots qui sont soit de nature personnelle et sans rapport avec mon propos ici, soit de nature à identifier le destinataire. Or, je n'ai pas obtenu son imprimatur (peut-être parce que je ne l'ai pas sollicité, à bien y penser), en fait je n'ai reçu aucune réponse, ce qui ne me trouble pas outre mesure, vu que la lettre n'en appelle aucune et qu'elle expose clairement son but (écrire à quelqu'un qui sait lire, parler à quelqu'un qui sait écouter, expliquer à quelqu'un qui sait comprendre), et que le connaissant il va me répondre anyway, en prenant son sweet time.
Ce n'est tout de même pas sans tiraillements que je reproduis une communication destinée d'abord à une seule personne, mais vaille que vaille, je constate qu'elle contient un gros morceau de l'os à moelle mijotant dans la soupe annoncée, une chunk de la substance que je veux vous livrer et que je ne peux paraphraser ni exprimer autrement sans l'abâtardir.
Mise en perspective: on n'a pas communiqué depuis des années, il vient d'apprendre que je le cherche, il se manifeste en précisant s'éloigner des Choses de la littérature (je viens seulement de remarquer la majuscule et je regrette de n'en avoir pas tenu compte dans ma réponse), il me prévient qu'il est possiblement pas très parlable et il m'invite à lui écrire quand même...
Cibole, pourquoi tu penses que je t'écris... Les choses de la littérature, s'il n'y avait qu'elles, mais les choses en général qui constituaient encore une manière de réalité sensée dans laquelle je pouvais espérer survivre se débinent si vite que je suis fort étourdi.
Or, relisant un vieux livre de toi (passage supprimé), je me suis à nouveau résolu malgré moi à convenir que tu es l'un des trois ou quatre hommes les plus sensés que j'ai connus. Me suis demandé si t'étais mort, ou pire. Me suis dit que si t'étais ni mort ni pire, je t'écrirais un mot. Ça me fait du bien, de recevoir le tien en retour.
Pas nécessairement très parlable, héhé. Le monde a pas idée, sauf tes proches sans doute, à quel point t'es farceur. On s'est jamais, jamais jasé tant soit peu sans que tu m'en sortes une comme ça, et j'ai jamais manqué de rire, et ça t'a toujours fait plaisir, de pas causer avec un con et de pas passer pour un monstre cynique et blasé.
Je ne suis pas une chose de la littérature, tu sais, pas plus que toi. Il se trouve que nos intérêts communs nous ont mis en présence, c'est naturel, mais c'est à un homme sensé que je voulais parler: de critique sensé, j'en ai jamais rencontré :-)
Chu ben découragé. L'information, l'instruction, la création et la réflexion ne seront plus utiles sous la forme que nous leur connaissons, bref il faut renoncer à ce que nous considérons comme notre civilisation, elle est morte je crois bien avant ta naissance, probablement avec la Grande Guerre. Ce n'est pas un courant temporaire, c'est au moins aussi décisif que le Moyen-Âge qui dura mille ans et oublia presque tout l'héritage amassé. Je sais pas. À l'échelle de l'aventure humaine, mille ans c'est peu, et sans doute fallait-il brûler la bibliothèque d'Alexandrie et des Juifs et des Hérétiques et des Templiers et des sorcières et brûler brûler encore pour que survienne la Renaissance, qu'on se lance sur les mers et qu'on commerce en grande, qu'on découvre l'Amérique et l'imprimerie et la gravitation universelle, et que Descartes puisse venir, pour qu'on aille sur la Lune, c'est la grandeur de notre espèce d'aller ailleurs, d'être insatisfaite, mais il est irréversible le fléau d'ignorance qui accompagne notre Génie scientifique, ce n'est pas la bombe atomique qu'il fallait craindre, en fin de compte, c'était l'aisance et la prospérité, la liberté si brusquement revendiquée et obtenue et partagée en abondance comme un butin d'artefacts égyptiens millénaires entre un gang de pilleurs de tombes illettrés et modernes qui se torchent avec les papyrus et vont vendre les cossins de chrysocale aux touristes autrichiens. Quand (noms supprimés) vendent (supprimé) à (supprimé), ce n'est qu'un symptôme qui sera suivi par cinquante d'ici cinq ans: toutes les maisons que tu as connues partiront en fumée parce qu'aucune relève n'aura été souhaitée, encore moins formée, on en viendra à estimer Michel Brûlé, il sera le seul contrepoids aux cartels. Les enseignants de mon âge sont déjà ignorants de façon irréparable et ceux qu'ils ont formés sont tarés sans espoir, sans espoir et sans soucis, et il en va ainsi de tous, ceux qui gouverneront et ceux qui feront des sous et ceux qui soigneront et ceux qui informeront et ceux qui défendront et ceux qui feront physique ou chimie: il n'y a pas de conspiration, j'aimerais tant le faire comprendre à mon fils et mes amis journalistes ou chercheurs, pas de gouvernement secret de décideurs occultes tirant les ficelles, il n'y a que nous, nous tous, bourreaux les uns des autres, nous qui sommes la fin de l'expérience Homo Sapiens, et ne pourrions-nous pas céder la scène avec un modicum de dignité, au lieu d'attendre que notre sort imite celui des dinosaures, ne pourrions-nous au moins nourrir un courant de pensée à travers les quelques dizaines ou centaines d'années qui nous restent, un courant qui prônerait non pas le repentir apocalyptique mais la contemplation de ce que nous fûmes, la considération de ce que nous voulions être et la passion de trouver où et quand on a merdé entre les deux. En mettant l'accent sur nos réussites et nos forces, pas seulement sur nos failles rédhibitoires, et en identifiant ce qui en nous garantissait l'échec: ce serait, à n'en pas douter, ce qui nous assura aussi de tels triomphes sur plus fort et plus implacable que nous, le hasard ou la nature ou notre propre nature destroy par exemple; on découvrirait peut-être que la gestation humaine et le temps que met ensuite l'enfant d'homme à mûrir est trop long eu égard à sa sensibilité et la façon dont se développe son cerveau: il reste un enfant toute sa vie, terrifié, religieux, voulant plaire à ses père et mère et mimant la maturité devant ses fils et ses filles et la virilité devant sa femme et feignant parmi ses pairs de ne pas douter un instant qu'il mérite sa place parmi eux, mentant toute sa vie, que ce soit à la chasse au mammouth ou au Gala de l'ADISQ, adhérant à des dogmes qui jamais ne le secourent aux creux des crises, qui sont le décalogue ou le code d'Hammurabi ou la Constitution des États-Unis ou l'Oeuvre de Jean-Paul Sartre ou les paroles de son grand-père, un enfant dans un corps d'homme, toujours, et se croyant le seul, comme l'ado qui checke furtivement les bites des autres gars durant la douche après l'éducation physique en se demandant s'il est dans la norme et sans se douter que tous les autres font pareil.
J'en ai assez. Assez de la littérature, c'est peu dire. Assez.
(paragraphe personnel supprimé)
La joie, cette arme de combat
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Je me maintiens dans la joie par mille et un artifices dont l'amour,
l'amitié, la musique et les arts.
L'homme que je suis devenu souhaiterait avoir un...
Il y a 1 semaine

