Retour de la bibliothèque, où j'ai validé mon mot de passe pour un nouveau service utile. On peut désormais consulter son dossier d'emprunts actifs à partir de Gulliver, le catalogue électronique accessible depuis le Net. Et puis j'ai demandé au concierge de réparer mon siège de toilette.
En somme, une journée excitante comme une jaquette de flanelle.
Au printemps, j'ai vendu mon Nokia à Mario. Ce cellulaire étant mort de sa belle mort, je viens de lui refiler mon vieux Mitsubishi. Service après-vente en quelque sorte. Mais comment un type comme moi s'est-il jamais ramassé avec trois téléphones?
Ces dernières semaines, ébloui par la richesse des histoires qu'il me narrait à la lueur des chandelles, je pressais Kevin de les écrire sous forme de nouvelles. Mais ma présence rendait la chose difficile, et il fallait que je décolle pour qu'il s'y mette enfin. Ne vient-il pas de m'envoyer la première?
Certaines nuits, le paysage intérieur semble peint à traits sauvages et terrifiants comme une toile d'Edvard Munch, s'exprimant en aplats de couleurs crues. Certaines nuits grincent des dents.
VLB saute une réjouissante coche dans La Presse d'aujourd'hui: Éditeur sur le bord de la crise de nerfs.
Alors voilà, mon assignation à résidence a pris fin jeudi. J'ai briqué la cuisine des Catacombes et laissé une tarte au citron dans le frigo. Kevin adore la tarte au citron. Lui et moi, on s'est chargés comme des mules de toutes mes affaires (magnétoscope, ventilateur, Cheez Whiz, acétaminophène, oreillers, feutre mou, manuscrits, spaghetti, trousse de couture, nécessaire à tabac, et cetera) et j’ai quitté les Catacombes avec une pince à linge sur les ventricules.
Mario nous a rejoints au Bunker et on s’est rendus au Salon du livre de la Place Bonaventure.
Méandres labyrinthiques et dédales intimidants, crosse à l’entrée pour faire entrer trois gars avec une invitation pour deux. Tombé d’emblée sur Hélène Girard, flanquée de Marie-Sissi Labrèche, aussi jolie aussi gentille qu’un vieil ogre gras tel que moi puisse le souhaiter en émergeant de réclusion. M'a confié que j'étais son écrivain préféré. «C'est pas ce qui est écrit dans le Voir d'aujourd'hui! j'ai rétorqué. Il est écrit que c'est Ducharme...» Et elle: «Je leur ai dit que j'hésitais entre vous deux et ils ont choisi pour moi.» Alors là, tout s'explique.
Rencontré un caricaturiste, aussi, le grand gris rigolard, celui qui parle comme Christian-Gilles et pis comme Plume, avec des r roulés comme des joints et des a qui s’étirent d’ici jusqu’à la Sainte-Catherine, mais je crois qu’ils ont été élevés ensemble dans le même coin, ça fait que ça s’explique, anyway il était cool...
Déniché Nick Tremblay, l’épine dorsale d’XYZ, un étudiant du Lac au doctorat, c’est lui qui fait tout là-bas, jamais entendu dire qu’il ait dédaigné une affectation, bien au contraire, monter les boîtes et les descendre au début, lécher des timbres et adresser des enveloppes, faire la navette entre l’infographe et l’imprimeur et le Saint-Sulpice les soirs de lancement...
...Répondre aux appels des libraires de province en colère, puis aux journalistes de médias mineurs, puis appeler les pointures des majeurs parce que l’attachée de presse pétait les plombs et qu’on n’a pas le temps d’attendre qu’elle se soigne, remplir les commandes, composer avec les écrivains hystériques, leur déboucher une bouteille et les abreuver juste assez, les suivre à la trace avec un cendrier tout en gardant un oeil sur les clients pour s’assurer qu’ils passent à la caisse, distribuer des catalogues, tenir à jour dossiers de presses et listes d’envois, tout ça à mi-temps et donnant l’impression d’être partout à la fois sans que personne ne sache son nom parce qu’il cultive la discrétion. Qui, croyez-vous, pèsera lourd dans l’édition après-demain?
Bertrand Laverdure est venu me porter mes deux exemplaires de Moebius 95 (“La correspondance littéraire”). Failli ne pas le reconnaître. Polymorphe. Ferait un superbe espion. L’ai serré dans mes bras, mais je crois qu’il n’aime pas beaucoup ça. Too damn bad. Lui ai rendu la politesse en visitant le stand des éditions Triptyque. Rencontré deux jeunes auteurs, McComber et Daigneault. Offert une tournée de vin XYZ, y compris à Robert Giroux, le capo di tutti capi, qui ne recevrait ses bouteilles que samedi. Plus tard, Circius me demande ce que c’étaient que ces pantalons-là. Je réponds que ce sont des pantalons qu’on porte en début de carrière quand on n’a rien à perdre et tout à gagner à se faire remarquer ou que ce sont des pantalons qu’on porte une fois ses preuves faites, quand on n’en a rien à foutre et qu’on invite l’aventure avec un sourire décontracté. Est-il besoin de préciser que Giroux appartient à cette seconde catégorie?
Frank Piazza passe et, me glissant derrière lui, avec une voix de rocaille crissante, j’égrène: «François Piazza? Ils laissent vraiment entrer n’importe quoi!» Son sang ne fait qu’un tour tandis qu’il en exécute un demi: me reconnaissant, il se fend de ce chaud sourire dont il m’a toujours honoré, et nous nous tombons dans les bras. Frank n’a plus de larynx, et sa parole est modulée directement à la source, rythmée et alimentée par de puissantes respirations que son thorax de forgeron exprime comme d’un soufflet.
Ce Salon, je m’y perds, aussi quand il m’offre de me mener à Jacques Lanctôt, que je cherche depuis une heure, je le suis sans hésiter. Au retour, je m’égarerai à nouveau comme un enfant d’école et devrai demander mon chemin au stand de Boréal.
Ce que j’entends dire ces éditeurs m’indigne, ce que je les vois faire m’amuse. Ils se bitchent entre eux à grands renforts de voix et de vilenie, s’accusant dans leurs dos mutuels de toute la même liste de péchés, allant du maraudage (tentative de débaucher un écrivain) au trafic d’influence auprès des ministères en passant par le favoritisme sexuel, le pilonnage sauvage et le défaut de versement de droits d’auteur.
Quand ils se lassent de cet exercice, qui les sépare, ils s’assemblent pour diffamer leurs auteurs, et alors les vannes s’ouvrent: on croirait assister à un pow-wow de pêcheurs vers dix-huit heures dans un chalet perdu au fond des bois. C’est à qui racontera la plus saignante, la plus salée, la plus salissante histoire sur un gros nom, membre présent ou passé de l’écurie de celui qui pourfend. Personne, en principe, n’y croit, pas plus qu’aux histoires de pêche, mais dans les faits chacun prend mentalement note de ce qui s’échange, insécure au point de s’imaginer le seul menteur du groupe, et ces enfantillages honteux ont des conséquences graves dans l’année qui suit, conséquences aux sources anonymes et que nul ne soupçonne, pas même ceux, parfois, souvent, qui les subissent.
Cette année, pour ne pas dire hier, j’ai décidé de faire ma part afin que cela cesse. J’ai décidé de parler franc et d’enregistrer sur papier daté ma réaction aux rumeurs qui courent sur mon propre compte entre autant d’éditeurs à la sensibilité exacerbée.
À Robert Giroux, qui est venu me dire qu’il ne me sied guère de changer d’éditeur trop souvent, je répèterai ceci: «QUOI?»
Découvert par André Vanasse en 1988 alors qu’il assumait les fonctions de directeur littéraire chez Québec-Amérique, j’ai pris la loyale et courageuse décision de le suivre chez XYZ, troquant une maison riche pour une pauvre, un éditeur de romans réputé pour un éditeur de nouvelles en difficulté. Louis Hamelin en a fait autant, de même que Lise Tremblay. Or, après toutes ces années, je suis toujours chez XYZ. Les autres sont partis depuis longtemps. Le chant des sirènes boréales.
En ai-je entendu, des jérémiades vanassiennes sur l’ingratitude de ses auteurs, qui tous l’abandonnaient sans un soupçon de regret? Pourtant, c’est à peine s’il répond à mes lettres et jamais, durant toutes ces années, un article de fond sur mon oeuvre n’a paru dans sa revue Lettres Québécoises. Quant à mon rêve d’enfance de figurer un jour en couverture, il ne se réalisera pas, on me l’a bien fait comprendre. Question de subventions, paraît-il. Question de ne pas paraître avantager ses auteurs. Question, aussi, de me rabattre le caquet. Et puis que dirait-on d’un écrivain qui n’a pas fréquenté l’université? André, ça l’a toujours tracassé. Il était prêt à accepter le crédit pour m’avoir fabriqué, tout en espérant très fort qu’on ne lui demande jamais comment il s’y était pris.
Tandis que je le vantais sur la place publique, saisissant chaque occasion de bâtir son image de faiseur de miracles (l’avait-il, la cote, entre Louis et moi et la fille de Québec?), le déclarant sans ambages meilleur éditeur au pays parce que je calculais que ce prestige rejaillirait sur moi en fin de compte, lui, lui s’employait avec diligence à ne pas me faire traduire, ni publier en Europe, haussant les épaules et soupirant dans les cocktails durant mes incarcérations, l’air de dire: «Dommage, mais qu’y peut-on?», m’adjoignant des services de presse merdiques ou hostiles ou les deux à la fois et me défiant presque de réussir à surnager malgré tout ça, de justifier mon arrogance, de faire surgir un énième lapin de mon chapeau mou, et chaque fois je l’ai fait, et là il était, ramassant ses trophées.
André Vanasse a cessé d’être mon éditeur depuis longtemps. Il a juste négligé de m’en aviser.
Jacques Lanctôt chiâlait que je lui avais fait faux-bond.
QUOI?
À la fin de Valium, je remercie Lanctôt d’une façon sincère, sentie et qui n’a pas de précédent ni d’égale dans un roman.
Les détails, je me fais toujours une joie de les raconter à qui veut les entendre: comment il me soutenait moralement durant ma détention préventive à Bordeaux, m’apportant fric et chocolat, comment il me défendait après ma condamnation, publiquement, sur les ondes de la radio d’État, contre tous les gros tas et toutes les grosses tasses qui réclamaient mes couilles sur un plateau de télévision, n’hésitant pas à engager son nom et sa réputation, supportant que soit remué son propre passé si chèrement assumé!
Cela, cependant, n’a rien à voir avec la façon dont j’ai appris qu’il claquait la porte de VLB Éditeur. Par les journaux! Dans un hôtel de Limoilou, au mois de décembre! Et l’entrefilet de citer Jacques qui, dans la foulée de l’annonce qu’il comptait fonder une nouvelle maison, s’affirmait confiant que ses auteurs l’accompagneraient aveuglément dans l’aventure. Suivait une courte liste de noms-néon; y figuraient le mien et celui de Dany Laferrière, je ne me souviens pas des autres.
Vous me demandez si j’étais fâché? Fâché ne commence pas à décrire ce que j’éprouvais. J’avais beau comprendre, deviner que Jacques avait agi en étant soumis à de fortes et urgentes pressions, il n’en demeurait pas moins que mon nom figurait là sans qu’il m’ait consulté, lâché comme une marque de commerce, un élément dans sa stratégie de négociation qui dépendait du concours de la presse pour intimider Sogides, propriétaire de VLB.
Alors, lui faire faux-bond? Nul doute que je lui aie causé du chagrin en ne lui confiant pas Valium, mais c’était oublier trop commodément comment je traite les affaires relatives à mes livres, négociant âprement pour eux chaque misérable clause et récrivant les contrats dont ils font l’objet au scalpel trempé dans l’acide et le lait, afin de leur assurer le meilleur départ concevable dans la vie précaire d'un livre.
Oh, je l’aurais fait! Je le lui aurais confié bien volontiers. Si seulement il m’avait appelé. Consulté. Demandé mon appui. Je crois difficilement que Jack aurait effectué son coup d’éclat sans s’assurer au préalable du soutien de Dany, par exemple. Non, je ne lui ai pas fait faux-bond, et il devrait cesser de le prétendre.
Quant aux autres, fretin menu et profiteurs de haute volée, tous ces gauchistes de Salon qui s’appuient sur un bras droit pour garder la maison, je suis un brin trop fatigué pour en parler.
Déprime post-départ. Chez Kevin, étrangement, je ne sentais presque plus le poids de ma propre vie, j'étais en vacances de moi-même, il s'occupait de tout. Va me falloir quelques jours pour reprendre le train en marche.
Scientia est potentia, latin pour, grosso modo, le savoir, c'est le pouvoir. Il s'agit de la maxime latine inscrite en surplomb du bureau de l'amiral John Poindexter au Pentagone. Lequel supervise le projet Total Information Awareness, une banque de données centralisée sur chaque citoyen états-unien, combinant renseignements recueillis par les entreprises et informations colligées par le secteur public.
C'est dans ce monde-là que je retourne.
Voilà, ma peine est terminée, sans tombereau de trempette...
Hier, Mario s'est pris le bec avec une ancienne, ancienne maîtresse qui lui ménoposait des problèmes insolubles en lui toussant au visage, puis il s'en est venu ici, on a tous trois joué au Scrabble en s'accusant pour rire d'avoir une case en moins, et Kevin a poêlé une demi-tonne de filets de goberge. Au douzième coup de minuit, les gars voulaient me filmer en train d'émerger des Catacombes, mais j'ai préféré passer mon tour. No big deal, you know? Ça leur ferait trop plaisir.
Alors je rassemble tranquillement mes bagages. Plus tard, nous passerons au Bunker avant d'aller assister à l'ouverture du Salon du livre. Les mots me manqueront pour remercier Kevin. Heureusement, un demi suffira.
Quelques heures à tirer avant minuit. Un parfum de brandy flotte dans l'avenir immédiat.
Nuit de cauchemars familiers sur trame d'impasses et de culs-de-sac. Me réveillais, me relançais bravement dans le noir, me retrouvais au volant d'une camionnette privée de frein dans une cour bétonnée privée de sortie, dans une épicerie qui n'ouvrait jamais pour moi, dans un ventre incapable de m'expulser...
À cet instant précis, partout, à travers le monde entier, des dizaines de milliers de types reniflent leur slip pour déterminer s'il est temps d'en changer.
Jeudi, je fêterai mon émancipation en ne répondant pas au téléphone de toute la journée!
Quand au juste ai-je cessé de manger pour me nourrir et commencé de le faire pour me réconforter? Tout est oralité chez moi, faut toujours que j'aie un truc aux lèvres: mot, mégot, goulot, gigot...
Aujourd'hui, jour du souvenir. Il reste quinze poilus vivants au Canada, soixante-huit en France. Tous centenaires, tous traumatisés par ce conflit d'un autre âge qui en tranchant dans la jeunesse a défini leur vie. Hommage et coquelicot.
Kevin parti peinturer chez ses ashkénazes de Hampstead. Aurait dû commencer hier au coucher du soleil, mais son corps l'a trahi. Le patriarche va le suivre à la trace en lui suggérant des retouches, et la jeune femme lui adressera des sourires qui lui feront s'emmêler les pinceaux.
Je compte les heures avant la fin de ma sentence, me trompe, recommence.
En 1980, je prophétisais devant un auditoire d'amis incrédules que l'on verrait de notre vivant le déclin de l'empire McDonald's. Or, avec la fermeture de 175 restaurants dans dix pays, on peut certainement avancer que le zénith est derrière et le nadir en vue.
Par ailleurs, l'annonce du report de l'ouverture de la Grande Bibliothèque (de fin 2003 à fin 2004) me réjouit pour des motifs purement égoïstes, car la fermeture de la Centrale située près de chez moi ne m'arrange pas.
Les médias nationaux s'alarment: un gros tas de sans-abri dorment par terre. À l'intérieur! Du Refuge des jeunes, de la Maison du Père, du Old Brewery...
Certains sans-abri envisageraient même de coucher dehors pour protester contre cette intolérable situation! Hmmpf...
Me semble qu'on devrait plutôt parler de sans-ami. Ça fait trois mois que je couche sur le plancher et je suis diablement content que K m'aime.
Eux, ces pauvres âmes, leurs amis sont là-bas d'où ils viennent: les régions.
Ils ont dix-sept ans ou vingt-trois et Bigras se graisse la gueule à les réfugier au lieu de dénoncer la raison de leur exil: ces enfants (tous des gars) n'ont pas de famille. Élevés par des femmes qui ont évincé le père de leur vie parce que c'était ce qui se faisait à cette époque, ils errent comme autant de Mychkine prostitués, l'oeil hagard, la lèvre froide.
Idée de titre pour un roman style russe, genre: Dettes et déshonneur.
Ajouté un fichier sonore à la page Vocalises: Steve raconte une bonne et juteuse histoire.
Kevin bouche les trous dans le mur avec du plâtre. J'ai glissé le Voir d'hier sous la canisse de bagosse afin de préserver la levure du froid des tuiles. Ma journée est faite.
Yann Martel est dans la soupe depuis que le New York Times a fait état des similarités troublantes entre Life of Pi et Max and the Cats, un roman du brésilien Moacyr Scliar. Réaction de Vanasse, son éditeur québécois (aussitôt que ses parents auront complété la traduction française): «Est-ce qu'on va accuser Yann Martel d'avoir plagié la Bible parce qu'un homme est dans une barque avec des animaux et que ça ressemble au déluge?» Sacré André.
Si tout se passe comme je le vois, ce n'est pas une préface que K rédigera, mais deux, voire trois.
Une maintenant, les suivantes au fil des ans...
Lui sera vieux, moi mort, mais c'est alors qu'on verra bien ce qu'on verra! N'avais-je pas raison, K, d'avoir tort?
Je t'agace. Je veux juste gagner une fois dans ma vie à Pile ou Face.