11.6.02

Mon Kevin qui appelle: «J'ai loué trois films! Tu veux les voir?»



-Sûr! C'est quoi?



-Ben, j'ai celui avec Polanski et Depardieu, c'est l'histoire d'un écrivain qui...



-Ouais, il meurt.



-Il meurt?



-Ben oui, quoi, il est mort.



-Parce qu'il se suicide?



-Il me semble. Tu sais, c'est comme L'auberge des morts subites, la pièce de Félix Leclerc. Ou Huis-Clos. Le gars est mort et il l'ignore.



-Ah ben, ça parle au diable!



-Précisément. Enfin, ça dépend du point de vue.



-Je confesse que j'avais pas vu ça.



-Tu t'es endormi dessus.



-Même pas! J'ai aussi loué Reservoir Dogs!



-Ah! Là, c'est mêlant. Reservoir Dogs. Quand les gars s'entretirent, en triangle, il me semble qu'il manque une balle. J'ai jamais compris. J'ai eu beau rewinder, faire Pause, je pige pas.



-Tu piges pas quoi?



-Qu'il manque une balle.



-Il manque une balle?



-Me semble.



-J'ai pas vu ça.



-C'est quoi, l'autre film?



-C'est Les yeux grands ouverts.



-Eyes wide shut, de Kubrick?



-Yep!



-T'as fait exprès, ou quoi?



-Non. Exprès de quoi faire?



-Putain, c'est un autre film incompréhensible, il est même célèbre pour ça. Les trois que t'as loués, c'est ceux qui me rentrent pas dans la tête. Ceux-là et tous les James Bond.



-Bon, alors, je les apporte? Et puis le vilbrequin pour tes poignées de portes, j'y ai pensé, l'est dans mon sac...
Ma blonde me trouve trop smooth avec le monde (à l'envers!).
Ça vous excite, le fouteballe?



Les nerfs!



Ah, elle est jolie, l'Europe unie. Nostalgie de guéguerre et d'irrigation du colon Africain. Une grosse Mancelle braille et cinq Danois triomphants se fichent malpoliment d'elle. L'Amérique Latine se lamente, et c'est pas sur les forêts d'Amazonie...



Vous nous faites chier! Vous méritez pas le nom d'Hommes! Fouteballe, merde, gang de cons, gang de caves, gang de gangs!



Suckers...
Le concierge fait la tournée du building pour découvrir ce qui a bien pu se passer vendredi soir. Sacré mystère!



Annie a tout lavé le plancher, elle dit que ça lui fait du bien de travailler plus du corps et moins de la tête, moi je dis qu'elle est équilibrée. On ne l'avait encore jamais accusée de ça.
Aujourd'hui, Memory Babe se plante pire que jamais. Memory Babe, c'est le sobriquet de mon ordinateur, en hommage à Jack Kerouac, qui en était affublé étant petit. Les Français ont traduit ça par môme mémoire. Paraît que Ti-Jean K. se souvenait de tout. Je connais. Ça porte à boire. Mais je digresse, là: donc, mon ordi crashe pire qu'un coucou de l'American Airlines et je ne suis pas loin de croire que les choses iraient plus rondement si je tapais mon Journal sur ma vieille Underwood avec du papier carbone avant de vous le livrer à pied à domicile.

10.6.02

J'ai une sorte de boulette de viande qui me sort derrière l'épaule droite depuis un ou deux ans ou peut-être trois. Une partie du méchant dans mon corps qui s'exprime. Kevin préconise de la brûler à l'alcool isopropylique 70%, vous vous rendez compte? J'endors le méchant du dedans au tord-boyaux et, dès qu'il me fuit, qu'est-ce que je fais? Je le rattrape et je le finis à l'alcool à friction.
Faudrait finir par parler des vrais problèmes. Comment se fait-il qu'on puisse envoyer une sonde sur Mars et qu'on n'ait toujours pas inventé un ventilateur muni d'un câble d'alimentation de plus d'un mètre de long? Après ça, comment se surprendre que je sois un tantinet casanier? Qu'on aère cette insulaire cité-fournaise ou qu'on ne me cherche plus dans ses rues!



Kevin dort dans la chambre d'amis, angélique sous la moustiquaire. Annie engraisse la matinée, repoussant le moment d'écrire ce qu'elle appelle sa page de trivialités (lire: ce qui s'est vraiment passé).

9.6.02

Là, on vient de passer deux heures à essayer de se dérider, sans succès. On a convié Coluche, Desproges, Lemire, Rock et Belles Oreilles, Yvon Deschamps et Robin Williams, du petit calibre au gros canon, nommez-le, on l'a écouté. Et puis rien. On n'a pas pouffé. Le rire nous est resté dans la trachée. Annie pense que ça a peut-être quelque chose à voir avec le fait qu'on boit de l'eau. Kevin incline à croire au bris de sono. Pour ma part, je penche pour le dimanche, tout simplement. C'est pas un jour drôle.
A fallu tirer J-C du lit, pas une mince tâche quand on est occupé à ne pas s'énerver. Annie a écrasé le champignon et on est arrivés chez ma mère pile à l'heure. Guère de bonne humeur, maman, parce que d'impécunieux amoureux des plantes lui en avaient piqué deux des siennes la nuit dernière.



Au retour, on a ramassé Kevin chez lui avant d'aller reconduire mon fils. Toute la jeunesse ardente et nue de Montréalville s'ébattait sur le flanc doux de la montagne au son des tam-tams, entourée de flics bleus et surplombée d'un mince nuage de boucane, bleue.

8.6.02

La gloire du matin s'est poursuivie tout le jour, comme une encre riche s'étendant par capillarité sur un buvard.



Le marché Jean-Talon! Renvoi aux sources symboliques des plus anciennes communautés humaines. Mer de visages sains et souriants pleins de pluie, de soleil et de campagne. Un sac de terre, un sac de tourbe de crevettes (de méthane). Pots de petites fleurs aux coloris savamment choisis par mon amour. Elle en a même inventé un: violet volatil. Puis les nourritures terrestres: prosciutto de l'Ontario, prosciutto parme, fromage de chèvre, Saint-André coulant, baguettes fraîches, calissons d'Aix (une gourmandise, autrefois distribuée comme hostie à l'office commémorant annuellement la grande peste provençale de 1630), chocolat noir, bordeaux grenat. Et ces prunes sucrées, ces tomates mûres, ce maïs de Californie, ces patates grelots, ces asperges grasses et le sein doux d'Annie tendre tendre comme un sot-l'y-laisse!



Dolce vita.
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Descendu chez fiston avec Kevin pour lui transmettre l'invitation de sa grand-mère à un bbq dominical. L'exiguïté de ses pénates nous a fait préférer le balcon; là, dans le soleil excessif de sa jeunesse triomphante, s'éployait le tatoo de divin volatile, prenant l'air sur les omoplates de mon kid. Ça ressemble à un géoglyphe de Nazca.



Plus tard en soirée, au Bunker, la tribu a joué à Le rouge et le noir, une sorte de Trivial Pursuit littéraire. Ça volait bas; Mario menait mais s'est retiré à mi-course devant l'inflation des décibels. Lui parti, ne restaient plus que K, Annie et moi: on a continué un peu, se querellant comme des chiffonniers, avant de décider de tout foutre ça par la fenêtre dans un grand éclat de rire. Les cartes blanches virevoltèrent joliment depuis le septième étage jusque dans la ruelle. Kevin nous a relu le chapitre IX des Raisins de la colère avec des sanglots dans la voix.

7.6.02

Virée au dépanneur. Sur Mont-Royal, le macadam est fermé à la circulation automobile pour la vente de trottoir, et l'asphalte est pavoisée d'oeuvres versicolores apparues durant la nuit. On forme un singulier duo, K me faisant la lecture et moi le guidant comme un aveugle, le détournant des arbres et des dos d'âne, lui frôlant l'épaule quand une voiture approche.
Je raconte à Annie que je comprends la dépendance au jeu: j'en ai souffert quinze jours en 1983, après que Natali s'en fut allée. Deux semaines durant, dans une sombre taverne de Rosemont, j'ai nourri de trente sous un insatiable, imperturbable bandit manchot. Puis plus rien. Ça m'est passé comme une fièvre.



Elle dit: «Il ya des gens, aussi, qui font cet effet-là...»



Kevin lit Les raisins de la colère avec ravissement, s'interrompant pour triturer le Petit Robert (quelle est la différence entre être métayer et prendre à fermage?).



Annie fait une entrée dans Les carnets rouges, puis retourne à Cet amour-là, de Yann Andréa. En principe, elle travaille dans 19 minutes, mais tout porte à croire qu'elle s'en fout.



Et moi? Je suis très occupé à être moi.

6.6.02

Retour de la pendaison de crémaillère des éditions Trait d'Union, au Carré Saint-Louis. Turgeon heureux, très présidentiel. Dominique Chénier en dangereuses formes.



Annie sirote un petit beaujolais pas piqué des vers en démontant mon ventilateur, celui qui gémit à fendre l'âme. Kevin descend sa Suprême en imprimant une page couverture couleur pour le manuscrit du roman d'Annie



On va se faire une de ces platées de vermicelli avec la sauce à Mario! La pasta non aspeta...
Kevin revenu rue Hutchison, pour finir de réparer le loquet. Annie sera contente d'économiser une porte neuve. Nous nous entendons, tous les trois, comme le sel, le citron et la téquila.
Écoute les monologues de Pierre Desproges. Rire jaune fondamental, grinçante intelligence d'outre-tombe. Fais gaffe toubib: j'ai piégé mes métastases! Souvenirs de Paris, de Valérie, de me faire bouffer les couilles quasi par le chien du chef quand ils nous a surpris dans les toilettes du restaurant ché plus lequel près d'une église ché plus laquelle...



Paris en juin: deux semaines suffisent pour se rappeler qu'on est bien chez soi, sauf si on est Parisien, cela va de soi.
Quarante-huit (bonnes) heures loin du Bunker. Serait temps de rentrer. Annie est partie travailler. Kevin a dormi chez lui, histoire de gérer son hôtel. Juin avance et toujours pas de livre à l'horizon. Faut que je fasse attention en traversant la rue.

5.6.02

Kevin et moi demandons grâce: Annie nous a gavés de civilisation sous forme de potage de poireaux marbré de crème fraîche, de grillades et de pommes de terre en robe des champs; quelque part entre les fraises et le fromage, ma ceinture cède.
Tout le mile-end fleure bon l'humus, la tourbe mouillée, le germinal. Annie travaille à son roman, excitée comme une puce sexy, et je picole gentiment à côté, tour à tour reprenant puis délaissant ma lecture. Dans la rue, les hassidim vaquent à leur vie avec un air de certitude tranquille, de conscience, de satisfaction séduisant. Les marchands de fruits s'agitent et le facteur tire la tronche en traînant de la patte: c'est jour de catalogues.
Tendre hier. Conciliation. Avec A, on s'est mitonnés mon premier bar-b-q de l'année, puis on a piraté des tounes de Claude Dubois et on les a jetées à la corbeille sans même les écouter, puis on a baisé sur une brave petite chaise qui n'avait vraiment l'air de rien.