Passé la nuit aux Catacombes. Kevin et Cynthia m'ont réservé un délicieux accueil. Me sentais comme un grand-oncle d'Amérique de passage au vieux pays. KV était lui-même enfin, il a retrouvé son centre, je pense. Ce midi, tandis qu'il roupillait flambant nu sur son vieux lit de fer, j'ai mis une toune de Johnny Cash en sourdine, j'ai collé une bise sur la joue de Cynthia qui lavait la vaisselle en lui recommandant de la partager avec son mec, et je suis sorti dans le soleil et l'air frais par la porte de derrière.
Je me réjouis que mon ami ait trouvé son bonheur. J'ai la force de le faire. Je pense aussi qu'il n'y a plus assez de place pour moi dans son coeur et sa vie. Cette idée requiert de moi des forces supplémentaires.
Ce n'est pas, je suppose, demain la veille qu'on entendra le terme sur les ondes de Radio-Canada. Reste que états-unien passe lentement par osmose dans le langage et la conscience populaires. Éric Drouin, qui l'utilise de plus en plus, me racontait comment son frère, un homme d'ordinaire taciturne, s'est illuminé soudain comme un sapin de Noël en l'entendant prononcer ce mot. Une expérience qui m'est familière. Comme s'il répondait à un besoin inexprimé. Les gens comprennent tout de suite les profondes implications de cette limitation, de cette résistance, de cette reconquête d'une réalité. Ils se l'approprient avec enthousiasme, même s'il est mitigé par l'impression de transgresser, voire la crainte du ridicule. Encourageant.
Les tulipes sont sorties sous la pluie. Moi aussi.
Quelqu'un a laissé sur Graffiti, l'équivalent du Livre d'Or, un lien marrant: le texte de la toune de Renaud sur BHL et l'entartage.
Acheté hier un parapluie à un dollar, au grand soleil. Aujourd'hui, les conditions sont réunies pour l'essayer, mais j'ai pas trop envie d'aller dehors.
Tombé sur Martin derrière le comptoir d'un service gouvernemental. M'a demandé des nouvelles des bars où nous passions nos nuits, moi comme client, lui comme videur. Éric m'a appris hier qu'ils étaient fermés. J'ai décroché depuis deux ans, Martin aussi, un cas unique à ma connaissance: il a terminé ses études tambour battant et le voilà dans la fonction publique! Admirable.
Au retour, croisé une petite dame-sandwich qui faisait le trottoir vêtue de pancartes vertes plus grosses qu'elle: on y lisait ses coordonnées de même que son désir de trouver un emploi.
Constipé davantage? BHL vous soulage!
Quand on a les tripes nouées, de la fardoche dans le tunnel, quand on manque de pruneaux et qu'il faut qu'on se purge, quoi de mieux qu'une visite sur un site dédié à un type qui ne se prend pas pour la moitié d'une merde, ce en quoi il diffère d'opinion avec la plupart des gens intelligents, mais justement, il en fait un métier, du contre-pied dans le cul du bon sens, il a paraît-il «le rare don de nous faire penser et de nous aider à penser», rien que ça. Salopiau d'imposteur, creux torse glabre et colonne molle, fleuron de la France qui dépense, tique suceuse planquée dans la dépouille empaillée de Malraux, fumée secondaire de sa clope, puanteur des pieds de Sartre, philosophe de comic book, coeur de starlette et couille Potemkine.
Ces Français! On a bien fait de les inventer, autrement ils n'existeraient pas, et l'univers serait d'autant moins rigolo, dans le registre désespérant, et on n'aurait pour se gausser que ces bouseux d'États-Uniens, jour après jour, terne régime, jusqu'à la fin des temps de l'empire qui tait son nom...
Charlie Rose débarque à Paris: il invite sur son plateau Pascal Bruckner, Emmanuel Todd, Bernard-Henry Lévy et un type qui s'appelle Moisi. Et chacun de ces vaillants Gaulois d'expliquer à tour de rôle en anglais net et sans labeur comment l'empire honni est sur le point de s'écrouler.
On pouffe, on déglutit, on se dit: «Benjamin Franklin et Thomas Jefferson et Lafayette sont bel et bien dissous en dérisoire poussière, engloutis avec une ère où la langue française et son foyer naturel pesaient plus lourd qu'un pet de coq. Le jour où l'on rassemblera dans un studio quatre pointures intellectuelles yankees parlant un français convenable, peut-être alors sera-t-il temps pour ces pompeux messieurs hexagonaux de tenir pareil discours sans qu'il n'incite au mépris, ni ne suscite la compassion moqueuse, ni ne provoque le zapping et les spasmes du plexus solaire, si douloureux.
Depuis quand les derniers reliquats traumatisés d'une hégémonie déchue sont-ils habilités à prédire la chute prochaine des nouveaux maîtres? Seule une puissance ascendante concurrente a quelque crédibilité en cette matière. Mais ces Français, vraiment, ce qu'ils sont chou, avec leurs petites leçons clandestines honteuses d'anglais, et leur petit bout de langue rose qui cherche affolé un endroit où se poser près des palettes pour prononcer les th sans que ça sorte comme des z, sauf qu'ils n'y arrivent pas, jamais, le petit bout de langue glisse et l'haleine mentholée siffle entre les dents de devant tant et si bien que zi américane aimepayeure cane slip on it's tou irz tounaïte.
Visite de Don Jose Acquelin. Lui ai remis son exemplaire d'Origines, dont il signe le puissant exergue.
C'était l'une de ces soirées vacillantes enceintes de cent possibles, certains sans mémorables conséquences, d'autres aux fantastiques effets futurs. De ces soirées dont on se dit cependant même qu'elles se déroulent: «Je ferais bien de graver chaque détail dans ma mémoire, au cas où ça reviendrait sur le sujet quand nous serons très vieux.»
C'était Cynthia, Kevin et moi, et Mario jusqu'à ce qu'il retraverse le bras de fleuve, un peu après minuit, mais après c'était nous, nous au billard, nous au pichet, nous dans le Parc assassinant Amazing Grace et nous flairant la patrouille avant qu'elle ne nous entende et nous nous taisant en choeur. Nous rentrant au Bunker et Kevin montant chercher chez Steve ce qu'il y avait remisé au frais, puis nous trois à nouveau, et cette fille à qui j'avais décidé de ne pas faire de cadeaux, parce qu'elle n'en aurait pas besoin et qu'elle n'en voudrait pas si elle les méritait, et qu'il ne fallait en aucun cas lui en faire si au contraire...
Bref, savoir ce qu'elle a dans le ventre, savoir si KV s'aveugle ou voit des inventions évanescentes, savoir si elle est intelligente par-delà le charme pétillant, savoir son caractère et sa carrure, si elle s'effrite sous la pression, savoir son coeur, son sérieux, son souffle et sa verdeur.
Quel soulagement, alors, quelle joie sans partage, de découvrir en elle beaucoup de ce qu'il avait dit et plus encore dont il n'avait pas parlé et de la voir ne presque rien casser, puis rester calme cette fois, sa voix sans fièvre et son visage résolu à prendre petits et grands drames comme ils viennent, en grappes ou un à la fois, puis écouter quelques chansons encore inconnues d'elle avec d'avides oreilles et d'attentives expressions et s'offrant ainsi à l'insu avec force et confiance et laissant même ses traits trahir la joie et le plaisir de découvrir.
Ainsi donc, c'est bel et bien une femme pour lui, et c'est réglé dans mon esprit. Elle est à l'évidence éprise de ce Vigneau et lui-même est fou d'elle, fou imprudent, fou fataliste, il ne voit pas comment l'aimer autrement qu'en lui donnant tout, c'est ainsi qu'il conçoit la chose, et je me fâche, je dis tu mens, je dis on ne saurait donner que ce qu'on est, et c'est déjà beaucoup, mais offrir une version raffinée sophistiquée de soi-même c'est tricher, nonobstant la chevaleresque intention sous-jacente, c'est donner moins que tout, c'est donner du vent d'Espagne, de ceux dont on fait les châteaux, c'est semer le germe de votre fin alors même que vous commencez, et vous serez très malheureux, toi surtout, et tous deux croirez que l'autre l'a trahi. Or, ton vrai visage est si séduisant, ton amour pour tes livres rares et ce qu'ils t'ont coûté et toutes ces histoires qui te dessinent et que tu tais parce qu'elles te gênent... Laisse-la tomber amoureuse de tout ce que tu es. Fais un acte de foi, maintenant, au début. Pose une fondation solide. Apprends de tes erreurs passées. Donne-toi une chance. Et annule l'abonnement à Blockbuster avant que le mec qui a trouvé ton portefeuille se monte une collection de DVD à mes frais.
Roulé des cennes noires.
Dernières dates officielles pour la sortie de Vacuum: réception des livres le 22 mai, lancement le 27. Me sens comme dans un cauchemar, quand on court vers un horizon qui recule. Avec un peu de chance, et de patience, je ne serai pas forcé de venir à résipiscence d'avoir attaché mon étoile aux fortunes de cette maison.
Les vivres manquent et la tabatière est vide, mais la disette ne m'effraie plus depuis longtemps. Il se passe toujours quelque chose, l'opéra ne finit pas, la grosse femme se râcle la gorge mais jamais ne chante...
Mario s'est amusé avec son nouveau logiciel et m'a créé une pub animée pour Origines, «maintenant disponible en librairie». En espérant que ce soit vrai.
Le Vigneau des grands soirs nous a torché hier une manière de sauce à la diable dont les accents me chantent encore en bouche plus de douze heures plus tard. Voyons voir: il a pris du ketchup, de l'eau, un filet de bière pour la mousse, de la poudre à poutine, du poivre, du paprika, des épices à chili, des épices à bifteck, de l'ail et de l'oignon, le tout mêlé en une mixture d'un beau brun roux profond qui fait palpiter les patates! J'en refais derechef, et j'ajouterai du cocktail de légumes, de la moutarde sèche et de la base de boeuf. Vais m'en mettre plein la gueule pour pas un rond.
Passé la soirée à sacrifier, avec Kevin, les cadeaux de Dominique. Vers le douzième cadeau chacun, on regardait Forrest Gump, on s'est mis à brailler comme des mules et ça nous a fait du bien, et on se relançait le rouleau de papier-cul. On épongeait nos saintes faces et on se préparait à mordre dans le roman de Mario. On était de gluants et amicaux rouages de la machine littérature. «J'ai frisé, a-t-il dit en se tordant une mèche autour du doigt, t'as remarqué?»
Après vérification approfondie auprès de Christine, une libraire de ses amies qui a interrogé son ordinateur magique, Aphane m'informe que mon livre Origines n'est pas encore officiellement sorti, mais sera sur les rayons bientôt. C'est une sorte de bonne nouvelle.
La pneumopathie pandémique va faire qu'on prendra bientôt la température des passagers dans les aéroports internationaux. Déjà qu'on les fouille à nu depuis le 11 septembre, pourquoi pas tant qu'à y être leur enfoncer un thermomètre dans le cul?
Finalement, le seul inconvénient de l'aviation commerciale, c'est les passagers.
À nouveau rêvé que je gamahuchais Chantal Pary au-dessus d'un précipice tandis que son chum, un noir acteur de cinéma, me piquait mes meubles.
La quatrième fois était la bonne: j'ai poireauté, patient, trois heures durant pour voir un gentil docteur, portrait craché d'Henry Kissinger, lequel en trois minutes m'a rédigé une ordonnance, puis une recommandation avant de procéder à l'ablation d'un polype qu'il m'a déposé au creux de la paume dans l'odeur de chair grillée. En plus, il ne m'a pas compté l'anesthésie.
Reste à me décider à aller chercher mes timbres nicotinés. La pharmacie est juste en face du magasin de tabac.
Visite-éclair de Hans et sa fille Fauve. Cette petite sort vraiment de l'ordinaire. M'ont offert un calepin noir et une mignonnette de Johnnie Walker. Hans a publié sa première nouvelle dans la revue l'Embarcadère sous le nom de plume Félix Daoust. N'est pas encore prêt à me la montrer. Grand timide.
Encore aucun cas de SRAS (Syndrome de Détresse Respiratoire Aigu Sévère, quelle appellation grotesque et pléonastique, et par-dessus le marché il manque une lettre!) répertorié au Québec; seule sévit toujours l'épidémie d'acronymes désincarnés. En France, on parle plutôt, et plus simplement, de pneumopathie.