5.11.02

Hier, Steve est venu faire son tour et Kevin a mitonné cette fondue savoyarde qu'il promettait depuis deux bourses. Ça valait le coup d'attendre. Je n'ai malheureusement pas le droit de dire ce qu'elle contenait, car certains ingrédients me sont interdits. On a aussi fait des prises de vue avec la caméra de Catherine. En soirée, on s'est regardé un film starring Crowe et Pacino. Je jouais avec mon nouvel anneau en essayant d'imaginer celui qui l'a originellement porté, un légionnaire ou un boucher romain, quelqu'un avec du sang sur les mains, une femme et des enfants, une mère et une mort et l'humain désarroi de disparaître.



Kevin boit de mieux en mieux, scientifique et sérieux, avec la sérénité que confère le libre-abitre. Prend juste ce qu'il lui faut. S'endort sans crainte. S'éveille joyeux. Dompte le feu de l'homme.
Aujourd'hui, si la tendance se maintient, ce Journal-Toile va franchir le cap des dix mille visiteurs. Get a life, people!
Ma poésie me pose problème. Encore. Des années après en avoir divorcé, elle me harcèle et réclame toujours une sorte de pension alimentaire, malgré la laideur des enfants que je lui ai faits, ou peut-être est-ce à cause de cela, car il est vrai que je promettais beaucoup...



Poésie, premières amours. Je la concevais avec un siècle de retard dans un simili-pays qui engendrait des poètes par centaines, tous plus hippies les uns que les autres, avant de se faire couper les tifs et d'aller enseigner leur truc et le publier et le lire entre eux. Puis, j'ai fondu mes "mauvais" poèmes en une prose lyrique incandescente et on m'a célébré sans relever l'imposture, car me dénoncer aurait été se pointer eux-mêmes du doigt. Quand j'ai connu Franz-Emmanuël Schürch, il avait dix-neuf ans et sa poésie ressemblait fort à ce que la mienne aurait dû être si elle m'avait obéi, aussi j'ai renoncé d'un coeur léger au travail du poème, confiant que Franz s'en chargerait et que ça resterait dans la famille. Cela ne s'est pas concrétisé. Mon fils, plus tard, m'a fait miroiter de riches possibilités. Sa plume annonçait une hallucinante marchandise qui ne fut, ni ne sera, vraisemblablement jamais livrée. Il y a maintenant Kevin, qui fait face au même lot de difficultés: comment être poète hors des normes poétiques?



Un ami, directeur littéraire, m'adresse ces quelques mots qui me causent un certain souci: «Si je peux me permettre une confidence un peu rude, cher Christian, j'ai tout lu ton oeuvre de prose que je considère comme importante et fort bien écrite (je suis un fana de ton journal et j'ai eu de beaux moments d'émotion en y lisant mon nom à deux reprises). Par ailleurs, j'ai quelques doutes quant à ta poésie. Je voulais te signaler mes propres préjugés avant que tu ne te décides à nous faire parvenir tes oeuvres. Parce que je sais que ton nom seul est un gage symbolique assez fort pour publier tout ce que tu peux soumettre à un éditeur. Mais je t'invite tout de même, ne connaissant rien de ton dernier opus, chaleureusement, à nous soumettre ton recueil. Es-tu ouvert au peaufinement et au travail pré-éditorial? Je compte sur ton ouverture d'esprit et ton professionnalisme littéraire."



Ceux qui ne connaissent l'édition que de l'extérieur ignorent à quel point ces propos sont rares, donc précieux. Pour tout dire, personne ne m'a parlé comme ça depuis 1988. Est-ce que ça me fait plaisir? Non. Ça me heurte et ça me trouble. Je le prends pour ce que c'est, cependant: l'opinion franche d'un honnête homme qui s'adresse amicalement à un autre honnête homme, pas à un symbole, pas à une image.



Suis-je ouvert au peaufinage? Non. Au travail pré-éditorial? Foutre non. Cela ternit-il mon professionnalisme littéraire? Tout dépend de ce que l'on entend par là. Non, je ne suis pas un professionnel du poème et ne compte pas le devenir. J'aurais pu, bien entendu, par la vertu de mon nom seul, ce gage symbolique. Mais je crois que la poésie professionnelle a perdu son chemin, qui est celui du coeur des hommes. Je crois que mes poèmes devraient être publiés tels quels, verrues et tout, comme partie intégrante de mon oeuvre, celle d'un (p)artisan sérieux, engagé, dérisoire et lumineux. Je n'ai jamais voulu publier au prix de ma personnalité. Mes lecteurs le savent et l'apprécient, c'est même pourquoi ils sont mes lecteurs. Ce gage symbolique que représente ma signature ne m'est pas tombé du ciel, il est fondé sur du vrai, du solide et du tendre, il est assis sur de l'historique en béton armé. Irais-je leur donner à lire, à ces gens qui m'aiment, m'aimeront, qui me font, qui me feront confiance, des vers peaufinés par un autre avant qu'on ne les soumette à un travail pré-éditorial? Faire cela serait engager ce gage symbolique, le mettre au clou, sans espoir de le récupérer jamais; or, j'ai tout porté au pawn shop dans ma vie, sauf mon art.



N'empêche, mieux vaut se faire opposer un refus par un ami, et avec cette élégance. J'ai presque rien senti.



L'Amériq regorge de ressources.

4.11.02

Cette année, Kevin s'est surpassé. À mon dernier anniversaire, il m'avait offert deux pièces de monnaie millénaires frappées à l'effigie de l'empereur Constance II. Voilà qu'il m'arrive avec un anneau de bronze romain, probablement un anneau de citoyen, découvert lors de fouilles archéologiques en Bulgarie, anciennemment la Thrace. Je le passe à mon doigt avec beaucoup d'émotion. L'histoire, coulée et martelée dans ma main droite. L'amitié infrangible et circulaire. La perennité de l'airain.
Hier, passé l'après-midi avec Mario Lemoine à jouer au Scrabble, et la soirée à écouter des vieux disques en chiâlant.



Ce matin, deuxième neige. Moins drôle. Cependant, à Paris, Guillaume vient de remporter le prix France-Québec.

3.11.02

Justine a débarqué avec des croissants et du jus d'orange, du café frais moulu, du fromage et du beurre salé. Déjeûner me rend redoutable. J'irais défricher un bout de forêt si j'avais le droit de sortir.

2.11.02

Ce soir, Annie me fait le soyeux cadeau de se dénuder un peu, oh! juste un tout petit peu, pour moi, mes yeux, sur le confessionnal cathodique. Quand elle n'est pas occupée à suggérer que je suis une sorte d'assassin, elle écrit de très belles et très pertinentes choses sur le genre si particulier du journal.



Ce que serait cette créature si on ne l'avait trop tôt meurtrie, je n'ose me le représenter, de peur de retomber en amour avec ce qu'elle sait parfois être.



Je vais dormir, bordel de Dieu. Seul et serein. For he's a jolly good fellow, for he's a jolly good fellow...
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Quelqu'un peut-il me murmurer à l'oreille le nom de l'enfant de salaud schizo-castrat qui a choisi d'illustrer la une du dernier Voir avec cette épouvantable photo d'une femme superbe? Déja que ce canard snobinard dégueulasse ne se laisse plus lire qu'avec des gants de caoutchouc, faut-il encore qu'on déconcrisse le lisse et doux visage d'Élise Turcotte?



Tshi, le photographe, on croirait un Chinois mais ce n'est qu'un Français, j'ai eu à faire à lui déjà, il te balance une vieille Hasselblad rescapée de la guerre de Corée sous le nez puis il se met à te pomper d'un ton égal et cauteleux: «Précipite ton visage vers l'objectif! Écarquille les yeux, donne du menton! C'est bon, c'est bon!» Il a même un carré de scotch blanc collé au bord de la lentille, à l'endroit précis où il souhaite que l'on louche. J'ai posé pour des mug shots plus sympathiques que les clichés de ce sinistre kid kodak.



Qu'on fiche la paix aux réfugiés algériens et qu'on envoie Tshi faire du bertillonnage à Fleury-Mérogis.



Voir. Cet infect gang de babas débiles fout la nausée à toute la ville depuis bien trop longtemps avec la feuille de chou pourri qu'ils nous excrètent chaque jeudi après-midi. Si seulement les annonceurs réalisaient que les chiffres de distribution sont aussi gonflés que la rédaction!



Fucking piece of crap. Wouldn't wipe my dog's ass with the stinking rag.
J'aurai trente-huit ans à minuit.



Jamais je n'ai été si fort, si la force est tranquille et consciente de son inanité.



Mais si la force est appétît et joie des jarrets jeunes, alors je n'ai jamais été si faible.



Trente-huit ans, impatient sans passion, sédentaire édenté, grand poète raté, père absent payant pour maintenant, bon amant de l'ancien temps, tour à tour écrivain et brillant mais si peu simultanément, et je m'ennuie de ma maman comme à chacun de mes inexorables anniversaires.
Durer vingt ans, durer vingt ans... L'INSCRIPTION ARAMÉENNE (Jacques fils de Joseph frère de Jésus, traduction libre) SUR L'OSSUAIRE (coffre en pierre à chaux couleur sable) DONT LA DÉCOUVERTE EN ISRAËL FUT ANNONCÉE LE MOIS DERNIER, elle a duré deux mille putains d'années sans que personne ne la lise ni ne s'avise d'un quelconque intérêt. Hier, lors de son déplacement vers un musée de Toronto, la relique a craqué de partout, au point qu'on propose en rougissant d'en combler les fêlures avec une sorte de plastic limestone pigmenté, cependant qu'on blâme impacts et vibrations attribuables aux aléas inévitables d'un tel transport, et cependant que les Églises se mobilisent pour discréditer cette bouleversante trouvaille, et cependant que les actuaires font des heures supplémentaires et tout ce temps je m'interroge sur tes questions, KV: qui sait ce que durera l'écrit, et qui sait où se situe la substance de l'écrit, depuis la pensée jusqu'à son expression, et de celle-ci à l'impression produite dans l'esprit du lecteur, et de là par sa bouche de conteur jusqu'aux ouïes de ses petits-enfants? Que vaut un mot qu'on ne voudra pas lire ou qu'on incomprendra ou dont on cassera ce sur quoi il est gravé?



Impacts. Vibrations. Transports. Ya'akov bar Yosef akhui di Yeshua...
Toujours, à chaque instant me rappeler que l'on envisage différemment l'histoire, celle du monde et la sienne propre, selon qu'on est ici et maintenant ou autrefois là-bas, quand elle paraissait une possibilité fraîche et riche, non encore mise à l'épreuve, une traversée à venir dénuée de précédent, un sol en friche, un vertueux péché de jeunesse en micro-jupe d'organdi et gants de peau et rien d'autre.
Kevin, candide, m'informe qu'il compte fonder sa préface sur l'ignorance et l'inquiétude. Goutte de glace le long de mon dos large. Inquiétude que ce livre ne tienne pas le coup vingt ans, ce qui revient à ne pas se trouver suffisamment intéressant. Ignorance de mes livres précédents: il se refuse à lire de moi autre chose que Vautour, et doute cependant à voix haute que Vacuum s'encadre élégamment dans le cycle VV. Je me fâche: Tu ne vas tout de même pas me pondre un de ces travaux de bachelier finement et vitement torchés pour la note? Je te l'ai demandé à toi parce que tu sais des choses de moi que nul autre ne soupçonne. Mais si tu n'as rien compris autrement que de travers, s'il t'est impossible de concevoir que ton meilleur ami puisse être cet écrivain dont on discute et que je sois lui et qu'il soit celui qui écrit ceci, alors c'est que tu voles trop à ras de terre pour jamais t'abstraire de cette pesanteur qui t'effraie.



Arrache-toi! Pense de façon souple, sérieuse et scandaleuse! Exécute la dernière ascension, grimpe la dernière marche, pose un acte de foi, garroche-toi dans l'éther!



Si ce n'est toi, un autre finira fatalement par le faire.
Ma tribu bénéficie de moi, et moi d'elle. Un homme n'est rien sans une tribu, sinon un homme, mais rien de plus...



Hier, je me suis payé la traite.



J'ai beau conserver un appartement sur le Plateau, il n'empêche que je ne jouis plus du privilège de l'approcher à moins de 100 mètres, d'ici au 14 novembre, si bien qu'à toutes fins utiles, je me suis retrouvé en sortant de la Caisse avec une envie de chier jupitérienne et nulle part où la satisfaire dans la légalité. Christian Mistral réduit à ça: sans endroit pour chier sur le Plateau. Au PFK, fallait des clés. J'ai donc arpenté Papineau, pressé, pathétique et callipyge par la force des choses, jusqu'à ce que l'épiphanie me frappe de plein fouet: Perrazino! Paul Perazzino, mon barbier! Je suis entré dans son échope et j'ai demandé si je pouvais utiliser sa toilette, attendu que je me ferais raser de près, après...



O, Paolo! Tu rases comme au temps de Capone; la mousse menthol brûle et la serviette est chaude avant la froide, et ta main tient ce rasoir à main avec la ferme et douce décision d'un père. Tu aurais voulu que je te laisse me couper les cheveux, mais je les garde pour la durée de l'hiver. Sois donc patient, car au printemps j'irai suant sacrifier ma samsonerie sur ton plancher de formica.

1.11.02

Spider-man

Chouette journée. Première neige paresseuse, flosculeuse, enfantine. Descendu chercher du fric en ville avec Kevin. Tandis que je faisais la queue à la Caisse, il m'attendait dehors sur un banc du Parc Lafontaine et une mitraille de grêle lui a chatouillé la citrouille.



La case postale du Bunker débordait d'invitations à de capiteux partys littéraires auxquels je ne pourrai assister. Toute la fichue saison d'automne me passe sous le nez. Tous ces vins de ruelle et tous ces faux sourires, ce meilleur et ce pire qu'on soupire dans nos dos mutuels, ce nettoyage des os qui tant nous occupe ailleurs, écrivains ! Tout ça me manquera, tout cela me revient. Devrais les envoyer au voisin, ces cartons chic, qu'il en profite au moins...



Loué Spider-Man. Éric Drouin vient d'arriver les mains pleines.
Guère le choix de solliciter à nouveau l'autorisation de sortir. Chèque à changer, air à respirer, ville à fouler.

31.10.02

Piqué un roupillon. Réveillé par deux sorcières d'un mètre de haut. Bête, mais j'avais beau savoir que c'est l'Halloween, il ne m'est jamais passé par la tête que des mioches pourraient sonner ici. La seule chose dans cette maison qui ressemble à des bonbons, c'est mes comprimés d'Atasol.



Eu égard au manuscrit de Fange et Furie, Vanasse m'informe que XYZ ne publie plus de poésie pour cause de «ventes anémiques». Rien de nouveau sous ce soleil. Autrefois, je m'étais livré à un petit chantage, acceptant de lui céder Vautour s'il publiait aussi Fatalis, ce qui donna lieu à la création de la collection Papiers Collés. Mais je n'ai plus envie de jouer à ça. Irai probablement voir du côté de chez Triptyque.
Dans ce journal, dans ce roman, j'énoue l'étoffe rêche d'une existence américaine, la mienne; j'époutis son tissu et j'épince sa trame, j'aspire à vide, je vacuume.
Insomnie n'est pas qu'un titre de film à la mode.



Je lis Le jugement de Dieu, une novella avant la lettre d'Henri Troyat sur l'ordalie. Comico-tragique. Le gars ne brûle pas et en veut à Dieu de lui refuser le châtiment comme à tous ses enfants. Écrit comme on n'écrit plus, hélas.

30.10.02

Trouvé cette citation de Jean-François Champollion qui me fait penser à Kevin et, dans une moindre mesure, à moi-même: «Lorsque le monde réel pèse sur notre coeur, le monde idéal doit être notre refuge, et ce monde-là, c'est l'étude: elle nous fait oublier momentanément les dégoûts de la vie en nous transportant hors de nous-mêmes; en élevant nos idées elle double notre courage et nos jours se passent moins sombres et plus rapides.»