16.10.02

Ne sais vraiment pas trop quoi dire, et encore moins comment l'écrire, sinon que la vie en demande beaucoup à mon ami ces temps-ci, et que cette nuit la vie avait mes traits, la truie, la gueuse, l'impénitente émanation d'un dieu caduc et barbaresque, et qu'on me pende si ce diable de rouquin surnaturel n'a pas tout encaissé costaud avec le flegme d'un prytane et l'élégance d'un grand seigneur. Sourire en coin, presque, mais je n'en pourrais jurer. Tout juste comme s'il m'en préparait une bonne.



Plus tard, j'ai reçu par messager six feuillets recto-verso couverts de questions, de colles, de clés: c'était signé Circius, Emmanuel, et ça sentait sa conspiration criminelle à dix pas.



D'abord, Manu ne m'écrit rien à la machine.



Ensuite, plusieurs des points soulevés s'écartaient de ce qu'il sait, voire même de ce qu'il peut! Ce drôle, ce cynique, ce revenu-de-tout n'aurait pas pu pondre ces pages aujourd'hui. Il ne les a plus en lui. Je le connais. Je le sais.



Or, cet interrogatoire trahit une telle candeur-du-début-de-la-vie, d'idéal éclatant qu'aucun temps n'a terni, de prétention franche et d'appétits-Iscariotes en malstroms, un tel esprit étanche à l'attrait des litotes et aux dangers du rhum, que je me résous à croire que Kevin et EC s'étaient entendus pour que le premier agisse et que le second signe.



Ainsi soit-il. J'y répondrai, puisque mon livre en sortira meilleur. N'empêche que ces deux conjurés du dimanche m'ont rappelé qu'on ne peut m'aimer sans détours, ni faire mon bonheur autrement que par la force et le recours au secret. Ne savent-ils pas que je m'en serais passé?

15.10.02

Oui, bien sûr, il y a le diabète, et l'obésité, mais manger sucré facilite sacrément le lavage de vaisselle: toute la merde se dissout au contact de l'eau chaude.



K me noue le torchon autour du cou et me présente le miroir: écharpe artiste et crasseuse, jaune passé, Saigneur j'ai commencé plongeur et plongeur je finirai!



Confirmation SODRAC de sous qui rentrent. J'appelle Steve.
Ce soir, il semble qu'on mange de la morue. «Encore?! rugis-je. Et comment tu la prépares, cette fois-ci?»



«Eh bien, de répondre K, voilà où j'en suis: je la dessale, je la dépiaute, je la découpe, je fais cuire des patates et puis ensuite j'appelle ma mère...»
Une fois rendu à l'université, ce vieux K l'a trouvée désertée. Pas un chat. Il avait oublié la semaine de relâche (à cause de sa propre semaine, sa semaine dernière, de relâche). «Là, je me suis trouvé tata en tabarouette! Enfin, pas tellement tata, mais juste assez pour y voir un signe du destin...», me confie-t-il à son retour, un tiers penaud, un autre sur la défensive, un dernier moqueur. Auparavant, il m'avait adressé un courriel intitulé Fatum buissonnier: Le contre-courant, le vrai rebours, l'ultime manière de se ménager une existence en marge, c'est de boire sans répit quand les classes ont lieu, de se rendre aux cours, comme aujourd'hui, lorsque débute la semaine de lecture, les vacances... Jarnidieu!



Jarnidieu, indeed.



Quand au message, l'alerte s'est révélée fausse, mais je reste aux aguets.





Y a un message sur le répondeur et Kevin est parti et j'ai oublié le code pour le prendre et merde si c'était le contrôleur comment ai-je pu ne pas entendre ce putain de téléphone! Ma liberté ne tient qu'à ce fil torsadé...

14.10.02

À la Poly, ils ont manqué de peinture pour finir tous les murs et K est revenu tôt. Très content, de l'argent dans ses poches. Il n'avait pas décapsulé sa première bière quand le téléphone a sonné: un flic de la SQ du Cap-aux-Meules lui rappelait gentiment qu'à défaut d'acquitter l'amende pour consommation d'alcool à l'intérieur d'un véhicule (contractée à l'âge de dix-sept ans), on se chargerait de ramener son postérieur madelinot derrière les barreaux locaux.



Son pécule fondu comme mousse de pilsener, K s'en est allé au marché avec le reste afin de renouveler nos provisions. On va manger de la morue salée et séchée (sur des engins qu'aux Îles on appelle des vigneaux), puis je ferai cuire un gâteau du diable.
Claude André, mon vieux frère, mon paquet de troubles, publie sur le net un commencement de roman: J'me barre à l'aube. Claude dont tout le malheur sera d'avoir été trop beau. Me touche toujours, m'a toujours touché. J'avais vu le début de ce livre, mais j'ignorais qu'il eût déjà tant travaillé. Les premières pages, un peu brouillonnes, témoignent de cette lucidité acide qui vient brusquement un beau jour aux brillants ivrognes de haute volée. Trouvera-t-il en lui-même la fortitude de mener cet ouvrage à son terme? Ses femmes lui en laisseront-elles la force, ou se laissera-t-il sucer toute la gomme?
Notre Action de Grâces, fête des moissons, précède le Thanksgiving états-unien de plusieurs semaines (quatrième jeudi de novembre) parce qu'on se gèle déjà les couilles dans ce pays à cette époque-ci. La même logique est derrière le Noël des campeurs.



Encore un mois et je rentre au Bunker.

13.10.02

Assis dehors dans le répit d'octobre avec un gros Ludlum, à portée d'ouïe du téléphone, prêtant l'oreille aux piaillements des oiseaux et des enfants sri-lankais, respirant à fond. Ressentant les premières atteintes du syndrome de Stockholm, désirant stupidement que ce téléphone sonne et qu'on s'assure que j'y suis.
À la rubrique espale, le Larousse du XXe siècle en six volumes (1933, reliure pleine peau, négocié pour cinquante dollars par Kevin dans un bazar) donne: «Plate-forme des galères comprise, de chaque bord, entre le dernier rang des rameurs et la poupe.» Ces compagnies de tabac ont un sacré sens de l'humour.



Pas de nouvelles de Vanasse au sujet de Fange et Furie, ni à quelque autre sujet. Impression qu'il prépare sa retraite, ou qu'il se lasse de l'édition, ou de moi, qui ne suis plus un écrivain de la toute première fraîcheur.



Mes chaussettes bâillent aux orteils.

12.10.02

Cousin Jean-François, coeur d'or vingt-quatre carats, est venu me porter deux paquets de clopes et une bouteille de ketchup, plus tout ce qu'il faut pour faire un pâté chinois. Le temps d'en griller une, il m'a aussi montré comment amplifier mes fichiers audio. Cette journée s'améliore de minute en minute.
Tranquillement, tranche par tranche, un couteau à la main, je fais un sort à la poire d'une livre, je mâche longuement et je suis dans la lune... D'accord, j'ai pas le droit de boire, mais fumer? Sauf qu'il reste plus une miette de tabac, et pas question de traverser la rue pour aller en acheter, des fois que Big Brother rappliquerait (l'a pas appelé depuis deux jours, doit préparer un coup de cochon).



Je m'ennuie presque de L'Espale, le tabac des indigents qu'on distribuait parcimonieusement en prison. Ça goûtait la patience et le cri dans la nuit.



Hier, avec K (son maillot Save water, drink beer sur le dos), on a eu un flash pour stimuler mon travail sur Origines: il va ravaler son motton, faire abstraction de l'épidermique inimitié qu'il éprouve pour l'homme et se rendre voir Circius au Delta, durant l'escale-éclair que celui-ci fera lundi, entre sa conférence ici et celle de Lowell. Il le convaincra de faire comme s'il ne connaissait pas déjà les réponses, et de m'adresser par écrit une série de questions littéraires absorbantes sur lesquelles je me pencherai, m'étendrai, me laisserai aller. Montrez-moi juste un raccourci et me voilà ragaillardi!

11.10.02

Exit Mario. La joie qu'il soit venu me voir, ce vieux renard, si peu expansif d'ordinaire, et qui m'a serré dans ses bras avant de partir, mon courrier à poster dans sa poche.



Il s'apprête à se délester d'une grosse crotte qui lui ronge le coeur depuis quinze, vingt ans: une histoire authentique de la ville de Sorel, verrues et tout.



Appuie mon refus de sortir d'ici, même trois heures par semaine pour faire les courses, s'il me faut pour cela quémander la permission.



Par ailleurs, Justine m'informe que mes fichiers son sont à peine audibles. Besoin de consulter d'autres sources, d'autres machines.



Dernière heure: KV arrive, croise Mario sans le voir, harassé; prend son courrier, trouve une enveloppe de Justine pleine de goodies. Justine rouge, Mère Noël...
Ajouté un petit fichier vocal, un fichu, traitant de mon père, de marteaux, de plumes et de rasage (de maisons).
Il y a quelques années, j'ai cédé une partie de mon catalogue de chansons pour acheter des bonbons. L'acquéreur, un éditeur ravi de l'aubaine, s'assurait ainsi de la moitié de mes droits à perpétuité contre une pitance. Plus tard, il a revendu cet actif avec profit et m'a avancé une certaine somme à rembourser sur la source, soit mes redevances trimestrielles. Or, je viens d'apprendre que le solde est acquitté et que la SODRAC va recommencer à me verser mes royautés sur chaque disque vendu. Pensée émue pour Luce, Dan et Isabelle.

10.10.02

Mario nous écrit qu'il vient à Montréal demain, et est-ce que K et moi aimerions de la visite? On croirait qu'il arrive de San Francisco plutôt que de Longueuil.



Tu parles, Charles, si j'aimerais de la visite! Quant à K, il s'en va peinturer une Polyvalente. «Tu pourras plus dire que je suis pas allé à l'école cette semaine!»



Ce soir, on a appris en zigonnant à créer nos propres fichiers vocaux. J'inaugure donc une nouvelle page, Vocalises, avec le texte de WTC, paru dans Le 11 septembre des poètes du Québec.



Travail dans la pénombre. Mes Madelinots m'ont tenu éveillé toute la nuit, à boire, écouter de la musique et se promettre vainement d'aller dormir après la prochaine bière, la prochaine toune, la prochaine guerre. L'un ronfle sur le plancher à cette heure; l'autre, mon favori, dans son lit de fer. Pas allé à ses cours. Va s'en vouloir (tant mieux). Va reboire pour effacer l'inconfort.



Toute la nuit j'ai maudit le jour où je me suis assis pour écrire Boîte à bijoux, chaque fois que Maxime la remettait sous prétexte qu'elle lui donne des frissons. Quand il a su que j'étais aussi l'auteur de Soirs de scotch, il ne se tenait plus, alternativement accusant Kevin de le mener en bateau et répétant pour lui-même: «Je peux pas croire que je suis assis à côté du gars qui a écrit ça et qu'il est couché juste derrière moi...»



Vers les sept heures, quand j'ai finalement pu fermer l'oeil, le téléphone a sonné: un nouvel agent de surveillance me présentait ses respects (et me demandait le prénom de ma mère) avec la voix de CGDR.

9.10.02

Montré à K comment utiliser une éponge sur ses dessins à l'encre: que le mouvement soit!



J'approche du trente-huitième an de mon âge. La poire mûrit.
Le livre comme agrégat géologique, sédimentaire et stratifié. Fascinant d'assister à sa formation définitive. Avec K, on a imprimé les 125 premières pages, y compris les exergues, la dédicace, le faux-titre et une couverture couleur. Me suis amusé comme un débutant.



Kevin m'a acheté une sorte de poire palermitaine d'une livre, en tous cas c'est piriforme: je vais passer la journée à patiemment la regarder mûrir sur le comptoir.

8.10.02

K arrive et me parle du Journal: je lui ai commandé une préface et sa cervelle carbure à gros bouillons. «Ça se tient! s'écrie-t-il. C'est un roman! C'est fascinant! Je comprends, maintenant. Tu lis les Annales romaines de 242 avant J.-C.: en elles-mêmes, elles ne révèlent pas grand-chose sur la logique historique (si tant est qu'il y en ait une). Mais compare-les aux Annales du siècle entier et un pattern se dessine. La récurrence du quotidien, les bases sur lesquelles il se tient amènent une existence vers quelque chose qui la dépasse! Les gens, me disais-je, vont se dire: "Qui c'est ce con qui étudie et qui peint des écoles pour boire?", sauf qu'à te lire, ma foi, on comprend, JE comprends: voilà le dessin d'un protagoniste consistant, cohérent, conséquent bordel!»