8.12.02

7.12.02

Mon coeur est un chien roux qui ronge une mâchoire de mouton à l'ombre des palétuviers.

6.12.02

Petit courriel de Justine:



Christian, j'ai une demande spéciale. J'aimerais une page de ton journal qui ne soit dédiée qu'à l'amour. Rien d'autre que l'amour. Celui que tu n'as pas, celui qu'on t'a donné, qu'on veut t'enlever, que tu as oublié, que tu caches, dont tu rêves... Pour toutes les femmes qui te lisent. Pour toutes celles qui n'osent pas te le demander. Un cadeau d'avant Noël.



Je veux bien essayer, Justine, ma douce. Mais sais-tu bien ce que tu demandes?



Enfin, allons-y. J'ai aimé et j'ai été aimé. Il faudra que je parle au passé parce que je n'éprouve plus les choses comme avant, avec confiance et advienne-que-pourratisme, et l'innocence qui est de l'ignorance bienheureuse.



Quand le ciel juridique m'est tombé sur la tête, j'ai commis l'erreur de protester que j'aimais les femmes, et on m'a cruellement tourné en dérision pour cela. Or, le temps a passé et force m'est de reconnaître que je ne les aime plus autant qu'avant, en grande partie parce qu'elles s'aiment rarement elles-mêmes.



Mais bon, j'ai aimé, hein, faut pas croire. Aimé si douloureusement que l'émail de mes dents se fendillait comme un vitrail de cathédrale dans un tremblement de terre. Et puis légèrement, béat, en d'estivales orgies de chair joyeuse et aussi parfois l'hiver, engoncé avec elles dans la chaleur du foyer.



Celui que je cache, je n'en parlerai pas. C'est toi, celui que je cache! Et puis je suis un drôle d'écrivain, car j'ai appris très tôt à ne rien mettre par écrit des choses de l'amour. Plus homme qu'artiste, disons.



Celui dont je rêve trempe mon lit la nuit. À mon âge, c'est pas mal.
J'ai de drôles de cauchemars, qui sont aussi des rêves.



Il faut comprendre que K et moi jouissons de cette rarissime faculté d'ordinaire réservée aux vieux couples et aux jumeaux: pouvoir lire l'esprit de l'autre, le deviner, l'anticiper, le ressentir.



Or, j'onirise que ma bouche est scellée et que l'on me calfeutre et que Kevin comprend juste à travers mes yeux qu'il faut me tirer de là quoiqu'il advienne.



Comment Moïse et le buisson ardent communiquaient-ils vraiment? Cette chose suppliait-elle cet homme de l'extraire de sa condition?



5.12.02

Dormi dix-huit heures pour apaiser le nerf de ma molaire. Réveillé avec une plaie de lit. Can't get a break.

4.12.02

Signifié à Éric qu'il était temps de se lever et de marcher. De partir. Que le Saigneur me pardonne: je n'ai plus le gros coeur. Comme celui de Kevin, je veux dire. L'ai eu. Ne l'ai plus. S'est racoutillé comme peau de chagrin.
Doublevé (bouche) avalera-t-il l'Irak d'ici au jour de l'An?



CNN précise que les USA se réservent le droit de ne pas tenir compte de l'absence de preuves accablantes de weapons of mass destruction dans les chaussettes de Saddam: les USA détruiront tout en masse anyway.

3.12.02

Après que j'eus désinfecté le petit orteil d'Éric (irrité au sang par frottement, et ce grand bébé craint déjà la bactérie mangeuse de chair), puis appliqué un diachylon (emplâtre agglutinatif employé comme résolutif), il m'a aidé à procéder à la cérémonie de concoction du pâté chinois (épluchant douze patates et un oignon) que Kevin viendra dévorer avec nous vers vingt heures, sitôt sorti du focus group où il va gagner 35$ en pérorant sur les vices et vertus d'un nouveau jus (d'orange).
Écrire l'histoire d'un homme qui aime la littérature, la bière et la liberté.
Long lost week-end tordu comme un trombone. Temps de remettre le pied à l'étrier. Saut dans la douche. Sali le savon.



Comme chaque fois que j'interromps le Journal quelques jours, l'indice de fréquentation grimpe en flèche. La tribu s'inquiète. Moins j'écris, plus j'ai de lecteurs!



Éric récupère sur le divan, en pleine dépression post-party. Moi connaître. Par coeur.

29.11.02

Faites don de votre face! Des scientifiques britanniques croient pouvoir en arriver dans l'année à greffer des visages entiers, récoltés sur des cadavres et destinés aux grands brûlés. On va commencer avec des kids, car l'enfant ne se reconnaît lui-même qu'à partir de cinq ou six ans, et on soupçonne que les adultes éprouveraient des difficultés psychologiques d'adaptation insurmontables.



C'est, ce me semble, oublier facilement qu'en se brossant les dents, la plupart des gens découvrent déjà dans la glace une tête qui ne leur revient pas.

28.11.02

Dixit KV: «Je me suis battu, courbaturé et infligé la pénitence pour être capable d'exprimer tout ce qui était en-dedans de moi d'une façon qui me satisfasse!»



Et je repense à cette chanson de Stéphane Venne: «Non c'est pas fini, c'est rien qu'un début, mais c'est le plus beau des commencements...»

27.11.02

Crise du logement? Les administrateurs du building me demandent de collaborer calmement à mon éviction. Leur problème, c'est qu'aucun voisin n'est prêt à témoigner en ce sens. Et la lettre ne mentionne nulle part qu'on pourrait louer le Bunker cent dollars de plus à un nouvel occupant.



Kevin songe à interrompre ses études pour se mettre à son livre. Sentiments partagés.



26.11.02

Jour des idées désordonnées. Foule de flashes.



Observé les madames au Dollarama. Leurs sourcils dessinés au crayon, leurs lèvres minces comme des lames de katana, et leurs yeux, on dirait des meurtrières de château-fort.



La moitié de mes ex va aux Alcooliques Anonymes, l'autre s'affiche publiquement.



Sans nouvelles de mon fils depuis des mois. Je me fais l'effet d'un pathétique père Laloge attendant une lettre de son Bidou.



Échappé mon téléphone par terre. Communications kaputt.



Maxime faisait un petit poker chez des copains l'autre soir. Une fille survient, furieuse: «Toi, tu me dois 60$, toi 80, et toi 40!»



Une fois l'intruse évincée, Maxime réclame des explications. «C'est une pute, répond l'un des gars. Elle fait des pipes à crédit. Je lui ai dit de revenir le jour du chèque.»



Morale de cette histoire? Maudite bonne question...



25.11.02

La bonne nouvelle, c'est que je vais pouvoir me désintoxiquer de Snood, un jeu électronique addictif qui me bouffe tout mon temps de travail.



La mauvaise, c'est que K m'a montré Sim City.
Pas eu besoin de me mettre à l'aftershave: Kevin est venu boire sa paye avec moi.



Il me jouxtait quand j'ai ouvert un message de Mario, éventant du coup par accident la surprise que celui-ci préparait à K depuis des semaines, soit des étiquettes personnalisées pour les bouteilles de bagosse.



Un panache de fumée grise s'élève dans le lointain. Laval brûle-t-il?

23.11.02

Dîner réparateur chez maman. Au menu: salade aux gésiers de canard, cassoulet toulousain, canard rôti, Boursault et camembert, tarte aux cerises de ma soeur Annie et crème glacée au sucre d'érable. Sortant de table, grand-mère lance: «Ma fille, tu nous as préparé un repas quatre étoiles et demie!» Puis, accompagnant la confidence qu'elle me fait ensuite d'un clin d'oeil malicieux: «J'aurais bien dit cinq étoiles, mais faudrait pas qu'elle soit trop fière...»

22.11.02

Monté renouer contact avec CGDR. Quand il s'est mis à faire appel à mes souvenirs de l'Ostidcho, j'ai dû lui rappeler que je suis né en 1964. Son expression médusée valait le coup d'oeil.



Bon sang, je vieillis vite et mal.



Linda passe en coup de vent: m'apporte un plein tube d'Oragel extra fort. Et vlan! dans les dents.
Guillaume vient de remporter le prix Ringuet, et je me sens de plus en plus comme Howard Roark dans The Foutainhead. Ayn Rand, priez pour moi!



Jeudi dernier, émus, embarrassés, ravis, on s'est revus moi et Guigui, au salon Le Portage de l'hôtel de la Place Bonaventure. Échangeant d'inconséquentes niaiseries, fixant tous deux mes vieux souliers, qui ont déjà été les siens. En partant, il m'a laissé une poignée de Gauloises blondes. Kevin les a fumées.



Hier, tripé tranquille avec Drouin, qui se retrouve encore chez une fille et chez l'autre depuis que, s'étant mis à rêver du meurtre de son co-loc, il a jugé prudent de plier bagages. M'a demandé la permission d'entreposer une caisse de livres au Bunker. Compte retourner à l'étude de la botanique et payer ses cours en vendant des clones de poinsettia (!)



21.11.02

Vu à la télé, une institutrice expliquant ce que l'école s'efforce de faire pour éliminer le taxage: «On essaie de montrer aux jeunes que dénoncer, c'est pas stooler!»



Langue de pâte à modeler.



Question: en combien de générations transforme-t-on un peuple de coureurs de bois et d'habitants têtus en société de délateurs frileux faciles à gouverner?



Poulet simili-rôti, recette d'écrivain (paresseux, impécunieux, craignant le feu): étaler pilons et hauts-de-cuisses dans un plat allant au four, peau en l'air; badigeonner de ketchup (allez-y littéralement avec le dos de la cuiller); de façon facultative, saupoudrer de poudre d'ail et de paprika. Cuire une heure.

20.11.02

Uncle Sam

L'effondrement du WTC aura été l'incendie du Reichstag des États-uniens, le prétexte saisi par doublevé pour enfoncer quelques clous supplémentaires dans le cercueil des libertés même qu'on prétend préserver. La ratification du Homeland Security Bill résonne jusqu'ici dans un sonore et sépulcral éclat de marteau.



Cependant, en Irak, la décision d'Hussein d'autoriser le retour des inspecteurs de l'ONU a forcé doublevé à chercher autre chose qui justifie la guerre qu'il désire pour Noël. Dernière trouvaille: chaque fois qu'on les bombardera préventivement (en légitime défense) et qu'ils oseront se défendre, cela sera considéré comme une attaque.



La novlangue de caoutchouc dans toute sa souplesse. Le travail, c'est la liberté. L'attaque, c'est la défense. La défense, c'est l'attaque.
Jour fondant sur Mont-Royal. Allé vendre un livre de Yann Martel à Blackburn avec Kevin. Tombé sur Piazza, puis Linda Hébert. Glissant son bras sous le mien, comme si j'étais toujours son sigisbée: «Quelqu'un t'a-t-il dit qu'il t'aime aujourd'hui? Eh bien, je t'aime...»



Son père est finalement mort dans ses bras en juillet dernier. Le mois prochain, exécutant son ultime volonté, elle ramènera ses cendres aux Îles...
Justine se propose de «scruter le fond de mes yeux en quête d'absolu», arrivant presque à me faire croire qu'il s'y trouve parfois.



Kevin doit passer après son cours, m'apporter des nouvelles de la fermentation de la bagosse. En a embouteillé quinze litres.
Lassitude et dégoût passagers de toi-même. Si tu leur laisses un instant soupçonner ta faiblesse, ils se rueront à la curée. Ils se rueront à la curée. Ils se rueront à la curée.

19.11.02

Retour de la bibliothèque, où j'ai validé mon mot de passe pour un nouveau service utile. On peut désormais consulter son dossier d'emprunts actifs à partir de Gulliver, le catalogue électronique accessible depuis le Net. Et puis j'ai demandé au concierge de réparer mon siège de toilette.



En somme, une journée excitante comme une jaquette de flanelle.



18.11.02

Au printemps, j'ai vendu mon Nokia à Mario. Ce cellulaire étant mort de sa belle mort, je viens de lui refiler mon vieux Mitsubishi. Service après-vente en quelque sorte. Mais comment un type comme moi s'est-il jamais ramassé avec trois téléphones?



Ces dernières semaines, ébloui par la richesse des histoires qu'il me narrait à la lueur des chandelles, je pressais Kevin de les écrire sous forme de nouvelles. Mais ma présence rendait la chose difficile, et il fallait que je décolle pour qu'il s'y mette enfin. Ne vient-il pas de m'envoyer la première?



Certaines nuits, le paysage intérieur semble peint à traits sauvages et terrifiants comme une toile d'Edvard Munch, s'exprimant en aplats de couleurs crues. Certaines nuits grincent des dents.

17.11.02

VLB saute une réjouissante coche dans La Presse d'aujourd'hui: Éditeur sur le bord de la crise de nerfs.
Alors voilà, mon assignation à résidence a pris fin jeudi. J'ai briqué la cuisine des Catacombes et laissé une tarte au citron dans le frigo. Kevin adore la tarte au citron. Lui et moi, on s'est chargés comme des mules de toutes mes affaires (magnétoscope, ventilateur, Cheez Whiz, acétaminophène, oreillers, feutre mou, manuscrits, spaghetti, trousse de couture, nécessaire à tabac, et cetera) et j’ai quitté les Catacombes avec une pince à linge sur les ventricules.



Mario nous a rejoints au Bunker et on s’est rendus au Salon du livre de la Place Bonaventure.



Méandres labyrinthiques et dédales intimidants, crosse à l’entrée pour faire entrer trois gars avec une invitation pour deux. Tombé d’emblée sur Hélène Girard, flanquée de Marie-Sissi Labrèche, aussi jolie aussi gentille qu’un vieil ogre gras tel que moi puisse le souhaiter en émergeant de réclusion. M'a confié que j'étais son écrivain préféré. «C'est pas ce qui est écrit dans le Voir d'aujourd'hui! j'ai rétorqué. Il est écrit que c'est Ducharme...» Et elle: «Je leur ai dit que j'hésitais entre vous deux et ils ont choisi pour moi.» Alors là, tout s'explique.



Rencontré un caricaturiste, aussi, le grand gris rigolard, celui qui parle comme Christian-Gilles et pis comme Plume, avec des r roulés comme des joints et des a qui s’étirent d’ici jusqu’à la Sainte-Catherine, mais je crois qu’ils ont été élevés ensemble dans le même coin, ça fait que ça s’explique, anyway il était cool...



Déniché Nick Tremblay, l’épine dorsale d’XYZ, un étudiant du Lac au doctorat, c’est lui qui fait tout là-bas, jamais entendu dire qu’il ait dédaigné une affectation, bien au contraire, monter les boîtes et les descendre au début, lécher des timbres et adresser des enveloppes, faire la navette entre l’infographe et l’imprimeur et le Saint-Sulpice les soirs de lancement...



...Répondre aux appels des libraires de province en colère, puis aux journalistes de médias mineurs, puis appeler les pointures des majeurs parce que l’attachée de presse pétait les plombs et qu’on n’a pas le temps d’attendre qu’elle se soigne, remplir les commandes, composer avec les écrivains hystériques, leur déboucher une bouteille et les abreuver juste assez, les suivre à la trace avec un cendrier tout en gardant un oeil sur les clients pour s’assurer qu’ils passent à la caisse, distribuer des catalogues, tenir à jour dossiers de presses et listes d’envois, tout ça à mi-temps et donnant l’impression d’être partout à la fois sans que personne ne sache son nom parce qu’il cultive la discrétion. Qui, croyez-vous, pèsera lourd dans l’édition après-demain?



Bertrand Laverdure est venu me porter mes deux exemplaires de Moebius 95 (“La correspondance littéraire”). Failli ne pas le reconnaître. Polymorphe. Ferait un superbe espion. L’ai serré dans mes bras, mais je crois qu’il n’aime pas beaucoup ça. Too damn bad. Lui ai rendu la politesse en visitant le stand des éditions Triptyque. Rencontré deux jeunes auteurs, McComber et Daigneault. Offert une tournée de vin XYZ, y compris à Robert Giroux, le capo di tutti capi, qui ne recevrait ses bouteilles que samedi. Plus tard, Circius me demande ce que c’étaient que ces pantalons-là. Je réponds que ce sont des pantalons qu’on porte en début de carrière quand on n’a rien à perdre et tout à gagner à se faire remarquer ou que ce sont des pantalons qu’on porte une fois ses preuves faites, quand on n’en a rien à foutre et qu’on invite l’aventure avec un sourire décontracté. Est-il besoin de préciser que Giroux appartient à cette seconde catégorie?



Frank Piazza passe et, me glissant derrière lui, avec une voix de rocaille crissante, j’égrène: «François Piazza? Ils laissent vraiment entrer n’importe quoi!» Son sang ne fait qu’un tour tandis qu’il en exécute un demi: me reconnaissant, il se fend de ce chaud sourire dont il m’a toujours honoré, et nous nous tombons dans les bras. Frank n’a plus de larynx, et sa parole est modulée directement à la source, rythmée et alimentée par de puissantes respirations que son thorax de forgeron exprime comme d’un soufflet.



Ce Salon, je m’y perds, aussi quand il m’offre de me mener à Jacques Lanctôt, que je cherche depuis une heure, je le suis sans hésiter. Au retour, je m’égarerai à nouveau comme un enfant d’école et devrai demander mon chemin au stand de Boréal.



Ce que j’entends dire ces éditeurs m’indigne, ce que je les vois faire m’amuse. Ils se bitchent entre eux à grands renforts de voix et de vilenie, s’accusant dans leurs dos mutuels de toute la même liste de péchés, allant du maraudage (tentative de débaucher un écrivain) au trafic d’influence auprès des ministères en passant par le favoritisme sexuel, le pilonnage sauvage et le défaut de versement de droits d’auteur.



Quand ils se lassent de cet exercice, qui les sépare, ils s’assemblent pour diffamer leurs auteurs, et alors les vannes s’ouvrent: on croirait assister à un pow-wow de pêcheurs vers dix-huit heures dans un chalet perdu au fond des bois. C’est à qui racontera la plus saignante, la plus salée, la plus salissante histoire sur un gros nom, membre présent ou passé de l’écurie de celui qui pourfend. Personne, en principe, n’y croit, pas plus qu’aux histoires de pêche, mais dans les faits chacun prend mentalement note de ce qui s’échange, insécure au point de s’imaginer le seul menteur du groupe, et ces enfantillages honteux ont des conséquences graves dans l’année qui suit, conséquences aux sources anonymes et que nul ne soupçonne, pas même ceux, parfois, souvent, qui les subissent.



Cette année, pour ne pas dire hier, j’ai décidé de faire ma part afin que cela cesse. J’ai décidé de parler franc et d’enregistrer sur papier daté ma réaction aux rumeurs qui courent sur mon propre compte entre autant d’éditeurs à la sensibilité exacerbée.



À Robert Giroux, qui est venu me dire qu’il ne me sied guère de changer d’éditeur trop souvent, je répèterai ceci: «QUOI?»



Découvert par André Vanasse en 1988 alors qu’il assumait les fonctions de directeur littéraire chez Québec-Amérique, j’ai pris la loyale et courageuse décision de le suivre chez XYZ, troquant une maison riche pour une pauvre, un éditeur de romans réputé pour un éditeur de nouvelles en difficulté. Louis Hamelin en a fait autant, de même que Lise Tremblay. Or, après toutes ces années, je suis toujours chez XYZ. Les autres sont partis depuis longtemps. Le chant des sirènes boréales.



En ai-je entendu, des jérémiades vanassiennes sur l’ingratitude de ses auteurs, qui tous l’abandonnaient sans un soupçon de regret? Pourtant, c’est à peine s’il répond à mes lettres et jamais, durant toutes ces années, un article de fond sur mon oeuvre n’a paru dans sa revue Lettres Québécoises. Quant à mon rêve d’enfance de figurer un jour en couverture, il ne se réalisera pas, on me l’a bien fait comprendre. Question de subventions, paraît-il. Question de ne pas paraître avantager ses auteurs. Question, aussi, de me rabattre le caquet. Et puis que dirait-on d’un écrivain qui n’a pas fréquenté l’université? André, ça l’a toujours tracassé. Il était prêt à accepter le crédit pour m’avoir fabriqué, tout en espérant très fort qu’on ne lui demande jamais comment il s’y était pris.



Tandis que je le vantais sur la place publique, saisissant chaque occasion de bâtir son image de faiseur de miracles (l’avait-il, la cote, entre Louis et moi et la fille de Québec?), le déclarant sans ambages meilleur éditeur au pays parce que je calculais que ce prestige rejaillirait sur moi en fin de compte, lui, lui s’employait avec diligence à ne pas me faire traduire, ni publier en Europe, haussant les épaules et soupirant dans les cocktails durant mes incarcérations, l’air de dire: «Dommage, mais qu’y peut-on?», m’adjoignant des services de presse merdiques ou hostiles ou les deux à la fois et me défiant presque de réussir à surnager malgré tout ça, de justifier mon arrogance, de faire surgir un énième lapin de mon chapeau mou, et chaque fois je l’ai fait, et là il était, ramassant ses trophées.



André Vanasse a cessé d’être mon éditeur depuis longtemps. Il a juste négligé de m’en aviser.



Jacques Lanctôt chiâlait que je lui avais fait faux-bond.



QUOI?



À la fin de Valium, je remercie Lanctôt d’une façon sincère, sentie et qui n’a pas de précédent ni d’égale dans un roman.



Les détails, je me fais toujours une joie de les raconter à qui veut les entendre: comment il me soutenait moralement durant ma détention préventive à Bordeaux, m’apportant fric et chocolat, comment il me défendait après ma condamnation, publiquement, sur les ondes de la radio d’État, contre tous les gros tas et toutes les grosses tasses qui réclamaient mes couilles sur un plateau de télévision, n’hésitant pas à engager son nom et sa réputation, supportant que soit remué son propre passé si chèrement assumé!



Cela, cependant, n’a rien à voir avec la façon dont j’ai appris qu’il claquait la porte de VLB Éditeur. Par les journaux! Dans un hôtel de Limoilou, au mois de décembre! Et l’entrefilet de citer Jacques qui, dans la foulée de l’annonce qu’il comptait fonder une nouvelle maison, s’affirmait confiant que ses auteurs l’accompagneraient aveuglément dans l’aventure. Suivait une courte liste de noms-néon; y figuraient le mien et celui de Dany Laferrière, je ne me souviens pas des autres.



Vous me demandez si j’étais fâché? Fâché ne commence pas à décrire ce que j’éprouvais. J’avais beau comprendre, deviner que Jacques avait agi en étant soumis à de fortes et urgentes pressions, il n’en demeurait pas moins que mon nom figurait là sans qu’il m’ait consulté, lâché comme une marque de commerce, un élément dans sa stratégie de négociation qui dépendait du concours de la presse pour intimider Sogides, propriétaire de VLB.



Alors, lui faire faux-bond? Nul doute que je lui aie causé du chagrin en ne lui confiant pas Valium, mais c’était oublier trop commodément comment je traite les affaires relatives à mes livres, négociant âprement pour eux chaque misérable clause et récrivant les contrats dont ils font l’objet au scalpel trempé dans l’acide et le lait, afin de leur assurer le meilleur départ concevable dans la vie précaire d'un livre.



Oh, je l’aurais fait! Je le lui aurais confié bien volontiers. Si seulement il m’avait appelé. Consulté. Demandé mon appui. Je crois difficilement que Jack aurait effectué son coup d’éclat sans s’assurer au préalable du soutien de Dany, par exemple. Non, je ne lui ai pas fait faux-bond, et il devrait cesser de le prétendre.



Quant aux autres, fretin menu et profiteurs de haute volée, tous ces gauchistes de Salon qui s’appuient sur un bras droit pour garder la maison, je suis un brin trop fatigué pour en parler.

Déprime post-départ. Chez Kevin, étrangement, je ne sentais presque plus le poids de ma propre vie, j'étais en vacances de moi-même, il s'occupait de tout. Va me falloir quelques jours pour reprendre le train en marche.

14.11.02

Scientia est potentia, latin pour, grosso modo, le savoir, c'est le pouvoir. Il s'agit de la maxime latine inscrite en surplomb du bureau de l'amiral John Poindexter au Pentagone. Lequel supervise le projet Total Information Awareness, une banque de données centralisée sur chaque citoyen états-unien, combinant renseignements recueillis par les entreprises et informations colligées par le secteur public.



C'est dans ce monde-là que je retourne.
Voilà, ma peine est terminée, sans tombereau de trempette...



Hier, Mario s'est pris le bec avec une ancienne, ancienne maîtresse qui lui ménoposait des problèmes insolubles en lui toussant au visage, puis il s'en est venu ici, on a tous trois joué au Scrabble en s'accusant pour rire d'avoir une case en moins, et Kevin a poêlé une demi-tonne de filets de goberge. Au douzième coup de minuit, les gars voulaient me filmer en train d'émerger des Catacombes, mais j'ai préféré passer mon tour. No big deal, you know? Ça leur ferait trop plaisir.



Alors je rassemble tranquillement mes bagages. Plus tard, nous passerons au Bunker avant d'aller assister à l'ouverture du Salon du livre. Les mots me manqueront pour remercier Kevin. Heureusement, un demi suffira.

13.11.02

Quelques heures à tirer avant minuit. Un parfum de brandy flotte dans l'avenir immédiat.

12.11.02

Nuit de cauchemars familiers sur trame d'impasses et de culs-de-sac. Me réveillais, me relançais bravement dans le noir, me retrouvais au volant d'une camionnette privée de frein dans une cour bétonnée privée de sortie, dans une épicerie qui n'ouvrait jamais pour moi, dans un ventre incapable de m'expulser...
À cet instant précis, partout, à travers le monde entier, des dizaines de milliers de types reniflent leur slip pour déterminer s'il est temps d'en changer.

11.11.02

Jeudi, je fêterai mon émancipation en ne répondant pas au téléphone de toute la journée!



Quand au juste ai-je cessé de manger pour me nourrir et commencé de le faire pour me réconforter? Tout est oralité chez moi, faut toujours que j'aie un truc aux lèvres: mot, mégot, goulot, gigot...



Aujourd'hui, jour du souvenir. Il reste quinze poilus vivants au Canada, soixante-huit en France. Tous centenaires, tous traumatisés par ce conflit d'un autre âge qui en tranchant dans la jeunesse a défini leur vie. Hommage et coquelicot.

10.11.02

Kevin parti peinturer chez ses ashkénazes de Hampstead. Aurait dû commencer hier au coucher du soleil, mais son corps l'a trahi. Le patriarche va le suivre à la trace en lui suggérant des retouches, et la jeune femme lui adressera des sourires qui lui feront s'emmêler les pinceaux.



Je compte les heures avant la fin de ma sentence, me trompe, recommence.

9.11.02

En 1980, je prophétisais devant un auditoire d'amis incrédules que l'on verrait de notre vivant le déclin de l'empire McDonald's. Or, avec la fermeture de 175 restaurants dans dix pays, on peut certainement avancer que le zénith est derrière et le nadir en vue.



Par ailleurs, l'annonce du report de l'ouverture de la Grande Bibliothèque (de fin 2003 à fin 2004) me réjouit pour des motifs purement égoïstes, car la fermeture de la Centrale située près de chez moi ne m'arrange pas.

8.11.02

Les médias nationaux s'alarment: un gros tas de sans-abri dorment par terre. À l'intérieur! Du Refuge des jeunes, de la Maison du Père, du Old Brewery...



Certains sans-abri envisageraient même de coucher dehors pour protester contre cette intolérable situation! Hmmpf...



Me semble qu'on devrait plutôt parler de sans-ami. Ça fait trois mois que je couche sur le plancher et je suis diablement content que K m'aime.



Eux, ces pauvres âmes, leurs amis sont là-bas d'où ils viennent: les régions.



Ils ont dix-sept ans ou vingt-trois et Bigras se graisse la gueule à les réfugier au lieu de dénoncer la raison de leur exil: ces enfants (tous des gars) n'ont pas de famille. Élevés par des femmes qui ont évincé le père de leur vie parce que c'était ce qui se faisait à cette époque, ils errent comme autant de Mychkine prostitués, l'oeil hagard, la lèvre froide.

Idée de titre pour un roman style russe, genre: Dettes et déshonneur.
Ajouté un fichier sonore à la page Vocalises: Steve raconte une bonne et juteuse histoire.
Kevin bouche les trous dans le mur avec du plâtre. J'ai glissé le Voir d'hier sous la canisse de bagosse afin de préserver la levure du froid des tuiles. Ma journée est faite.

7.11.02

Yann Martel est dans la soupe depuis que le New York Times a fait état des similarités troublantes entre Life of Pi et Max and the Cats, un roman du brésilien Moacyr Scliar. Réaction de Vanasse, son éditeur québécois (aussitôt que ses parents auront complété la traduction française): «Est-ce qu'on va accuser Yann Martel d'avoir plagié la Bible parce qu'un homme est dans une barque avec des animaux et que ça ressemble au déluge?» Sacré André.
Si tout se passe comme je le vois, ce n'est pas une préface que K rédigera, mais deux, voire trois.



Une maintenant, les suivantes au fil des ans...



Lui sera vieux, moi mort, mais c'est alors qu'on verra bien ce qu'on verra! N'avais-je pas raison, K, d'avoir tort?



Je t'agace. Je veux juste gagner une fois dans ma vie à Pile ou Face.
CBS intente une poursuite contre ABC. Motif: violation de copyright. Objet: Survivor, un de ces Reality Shows dont on craignait tant l'an dernier qu'ils supplantent la fiction. CBS fait valoir ses droits d'auteur sur la réalité telle qu'imitée par ABC dans son show de l'été prochain. Alors ou bien on peut breveter le vrai, ou alors c'est du faux et on nous ment en le présentant comme du vrai, auquel cas cela demeure brevetable mais sujet à procès pour fausse représentation. FAUSSE REPRÉSENTATION, une production Christian Mistral, sur un écran près de chez vous.

6.11.02

Des gens intelligents qui m'aiment surveillent mes arrières. I shalt not fear.
Hier, une visite et deux appels.



La confiance règne chez les carcérologues. J'imagine tous ces diplômés malaxant les statistiques et calculant les probabilités qu'un condamné sursitaire sorte de chez lui après cinq jours, dix-huit, quarante-deux. Qu'il se sente libre après un premier appel à quatre heures et demie et se fasse ramasser dans un bar vers les vingt heures douze. Comme cela doit les faire chier de me trouver, toujours, bien au chaud dans le profond des Catacombes. Fidèle à l'appel.



Kevin vient de mixer une canisse de bagosse. Sera prête pour les Fêtes. A utilisé un seau d'huile végétale de seize litres récupéré parmi les vidanges des voisins. Quand je songe à toutes les fois où leur cuisine a offensé ses narines, je trouve ça d'une ironie suave. Après l'avoir désinfecté, il a garroché là-dedans deux kilos de sucre blanc, un kilo de cassonade, un demi-litre de sirop de maïs, des cataractes d'eau chaude, six sachets de levure, quatre trognons de pomme et de grands coups de cuiller de bois. Une recette d'Halloween pour Noël.



Sitôt après, on s'est assis autour de ce chaudron improvisé, moi et le sorcier; on a regardé s'agglutiner les bactéries revenant à la vie comme autant de spermatozoïdes spectraux et tout cela se précipitait vers le centre ainsi qu'en un Big Bang géniteur de galaxie.



«Écoute! qu'il soupire, le nez dans la chaudière. Ça pétille! Ça chante! Ça vit!»